samedi 6 juin 2015

Robinson Crusoé - Daniel De Foe





« Puisqu’il nous faut absolument des livres, il en existe un qui fournit, à mon gré, le plus heureux traité d’éducation naturelle. Ce livre sera le premier que lira mon Émile ; seul il composera durant longtemps toute sa bibliothèque, et il y tiendra toujours une place distinguée. Il sera le texte auquel tous nos entretiens sur les sciences naturelles ne serviront que de commentaire, il servira d’épreuve durant nos progrès à l’état de notre jugement ; et, tant que notre pur ne sera pas gâté, sa lecture nous plaira toujours. Quel est donc ce merveilleux livre ? Est-ce Aristote ? Est-ce Pline ? Est-ce Buffon ? Non ; c’est Robinson Crusoé. »
 Rousseau - Emile ou de l'éducation


Dès notre plus tendre enfance, notre imaginaire est nourri de contes, légendes et histoires dont on a parfois du mal à connaître l’origine mais qui finissent par nous être si familières qu’on se retrouve tout étonné, lorsque parvenus à l’âge adulte, nous redécouvrons ces personnages et aventures fabuleuses et que nous nous apercevons à quel point ces petites histoires que l’on croyait enfantines sont riches en enseignement et bien plus complexes qu’elles ne le laissent paraître.
Robinson Crusoé fait partie de ces mythes littéraires qui font la richesse de notre patrimoine culturel mondial. Précurseur d’un genre , la vie de cet aventurier fictif créé par Daniel De Foe a inspiré par la suite nombre d’autres récits, films et œuvres en tout genre que l’on a coutume de désigner sous le nom explicite de « Robinsonnades ». Les exemples sont légion mais parmi les plus célèbres on peut citer Le Robinson Suisse de Johann David Wyss, Sa Majesté des Mouches de William Golding, L’Île mystérieuse de Jules Verne et la célèbre réécriture Vendredi ou les limbes du Pacifique par Michel Tournier.

Je me souviens qu’en classe de 5ème, ma professeur de français avait choisi de nous faire étudier la version pour enfants du roman de Michel Tournier : Vendredi ou la vie sauvage. Et je me rappelle à quel point j’avais été déçue de ce choix car «  je connais déjà l’histoire euh ! Moi je veux lire Fantômette !». Plus de vingt ans après et sur les conseils insistants de mon mari, j’ai voulu revenir à la source et redécouvrir les aventures de Robinson Crusoé par Daniel De Foe.
Je sais qu’il existe une traduction toute récente du roman, néanmoins j’ai lu celle qui faisait foi depuis le XIXème siècle c’est-à-dire la traduction de Petrus Borel que j’ai beaucoup appréciée malgré quelques tournures étonnantes ( apparemment le style de De Foe n’a pas été respecté) et les quelques coquilles que comportait mon édition. A ce propos, j’ai lu une édition poche GF-Flammarion vieille de vingt ans et pourtant le livre est comme neuf, les pages sont toujours d’un blanc éclatant, je ne peux pas en dire autant de mon édition du même âge d’Une vieille maîtresse de Barbey d’Aurevilly chez Folio … ( les éditions GF-Flammarion sont définitivement mes éditions poche préférées !)

Premier constat, je me suis rendue compte que j’ignorais complètement ( ou avait complètement oublié ?) quelle avait été la vie de Robinson avant le naufrage et son arrivée sur l’île c’est-à-dire de quel milieu social il était, quelles étaient les raisons de son voyage en mer et quelles étaient les circonstances du naufrage etc … Et j’ai donc découvert un jeune homme de condition moyenne que son père souhaitait voir prendre le même chemin que lui : celui d’une vie douce et tranquille, certes modeste mais à l’abri des vicissitudes de la pauvreté et de l’ambition. Mais la jeunesse est folle et veut voir le monde, Robinson fait peu de cas des désirs et des avertissements d’un père au discours prophétique et fuit le foyer familial. Ses premiers pas chaotiques sur les ponts des navires sont bien près de le faire revenir à la raison et par là même à la maison. Mais la jeunesse est folle et surtout entêtée. Robinson persiste dans sa voie maritime, traverse moultes péripéties qui sont pour le personnage autant de mauvais présages et pour le lecteur autant d’occasions d’appréhender la mentalité de l’époque ( nous sommes au XVIIème siècle) que de s’en offusquer. Ne serait-ce qu’à travers les raisons qui poussent Robinson à effectuer le voyage au cours duquel il fera naufrage. Seul rescapé de la catastrophe, Robinson nage jusqu’à une île déserte et doit alors organiser sa survie.

Deuxième constat, j’ai réalisé à quel point Robinson Crusoé était un roman riche aux visions et interprétations multiples. Au-delà du simple récit d’aventure propre à enthousiasmer et faire rêver les enfants, le roman se pose en véritable éloge de la civilisation britannique et se fait le chantre du colonialisme à travers une allégorie de l’empire britannique qui transpire à travers différents détails.
La vision colonialiste transparaît principalement à travers la relation Robinson/Vendredi qui est une relation de dominant à dominé. Robinson ne traite pas Vendredi en égal mais bien en inférieur qu’il se doit d’amener à la civilisation. Robinson va ainsi instruire Vendredi et lui inculquer son mode de vie, sa culture, sa religion. Pas un seul instant il n’a la curiosité de s’intéresser à la vie de Vendredi qui est natif de la contrée et doit donc savoir bien mieux que Robinson comment exploiter les ressources de l’île et vivre en harmonie avec elle. Le seul passage où il y a réellement échange c’est au sujet de la religion, les questions de Vendredi sont d’ailleurs croustillantes et mettent Robinson dans l’embarras. Mais en dehors de ce point, le roman est une véritable vitrine des mentalités de son époque.

Seul sur son île, Robinson se l’approprie complètement, elle devient sa possession personnelle, son domaine en lequel il est souverain tout puissant. Vendredi est son sujet et de même sont ceux par qui viendra sa délivrance. Ne se fait-il pas d’ailleurs nommé gouverneur ? Ne fait-il pas de l’île sa colonie qu’il vient visiter une fois retourné dans le monde ? Et c’est précisément ce qui a amené certains commentateurs à faire de Robinson Crusoé une allégorie de l’empire britannique. Ainsi pour eux, la caverne que creuse Robinson afin d’y mettre ses affaires en sûreté est un rappel de l’activité minière de la Grande-Bretagne, activité à laquelle elle devra sa puissance ( argument un peu anachronique non ?)
Robinson ne manque pas non plus de louer l’humanisme britannique et la grandeur de la civilisation britannique en n’hésitant pas à pointer du doigt l’autre grande puissance de l’époque : l’Espagne. Ainsi Robinson s’offusque-t-il des massacres perpétrés sur les indiens d’Amérique par la couronne espagnole ( mais par contre la traite négrière et l’esclavagisme ne semblent pas lui poser de problèmes de conscience …).

J’ai été très surprise par les premières lignes qui décrivent les premiers pas de Robinson sur l’île. Je m’attendais à des pleurs, des lamentations et bien que De Foe nous fasse part un peu plus loin au cours du récit des états d’âme de son survivant, j’ai trouvé, au lieu d’un personnage désemparé et complètement perdu, un homme d’un flegme et d’un pragmatisme étonnants. Immédiatement, Robinson réagit, tire de l’épave du navire tout ce qui peut lui être utile, cherche un lieu où s’installer tout en étant à l’abri d’éventuels sauvages ou animaux et tout en pouvant surveiller l’horizon.
Et pendant une grande partie du roman, Robinson décrit dans les moindres détails tout ce qu’il entreprend. Bien qu’il ait pu récupérer pas mal de choses sur le navire et notamment des armes et des vivres, il doit tout de même voir plus loin et envisager le moment où ses réserves seront épuisées.
Ces pages peuvent peut-être ennuyer le lecteur par l’abondance de détails qui lui paraîtront peu intéressants. Pour ma part, ça m’a passionnée ! Parti du foyer familial en affirmant qu’il ne savait rien faire, Robinson doit tout apprendre, exercer tous les métiers. Il est gestionnaire, compte tout, vivres, munitions, poudre, le temps … Il est bucheron,charpentier, menuisier, mineur, agriculteur, chasseur, potier, tailleur, boulanger. Il y a ce passage magnifique où il fait remarquer que dans notre société confortable on ne s’imagine pas le travail qu’il y a derrière un simple morceau de pain. Et cet autre passage où il doit s’y reprendre à maintes et maintes reprises pour obtenir un simple pot en terre dans lequel conserver ses aliments ou les faire cuire. Robinson pourrait nous apparaître comme un surhomme mais il n’en est rien car il peine et commet des erreurs.
Robinson transporte ainsi la civilisation qu’il connaît sur son île. Mieux, il recréé une civilisation débarrassée du vice de l’argent et de l’ambition, il aimerait tant échanger toutes ces pièces d’or contre de simples ustensiles de cuisine ou une simple paire de chaussures. Ceci dit, tout en maugréant sur l’inutilité de l’argent sur l’île, Robinson n’en récupère et conserve pas moins tout celui qu’il trouve ! « Money It's a gas Grab that cash with both hands and make a stash »

Eloge de la civilisation et en particulier de la civilisation britannique, Robinson Crusoé est aussi un roman moral d’apprentissage aux nombreuses références religieuses et philosophiques.

Le roman prend à de nombreuses reprises modèle sur la Bible. La vie de Robinson se calque tour à tour sur celles de différents prophètes. D’une façon générale il est Job, celui qui pouvait tout avoir et mener une vie tranquille jusqu’à ce que Dieu en décide autrement, lui fasse tout perdre pour lui rendre au centuple à la fin. Dans la première partie du roman, il est Jonas, celui qui semble porter malheur à tous les navires sur lesquels il pose les pieds. Puis sur l’île, il est Adam. Dans les descriptions et la narration de De Foe, les allusions au Paradis biblique et à la Genèse sont évidentes.
Robinson, c’est celui qui ignorait Dieu et qui, par ses aventures, va progressivement « rentrer dans le droit chemin ». Robinson Crusoé, c’est aussi le récit d’une repentance, d’une expiation. La faute commise est de n’avoir pas écouté les avertissements et conseils du père, d’avoir voulu braver le destin. La révélation se fait lors d’un rêve, dès lors, Robinson se réfugie dans la religion, étudie la Bible, prie. De là, quelques belles lignes de morale chrétienne nous invitent à tempérer nos ambitions, à apprendre à nous satisfaire de ce que l’on possède déjà, de ne pas convoiter les richesses d’un plus aisé que nous, penser que notre sort est bien plus enviable que celui de certains autres et que la situation pourrait toujours être pire que ce qu’elle est.
Mais De Foe inclut également dans son texte quelques références philosophiques. J’ai surtout remarqué celles tenant aux idées de John Locke sur l’argent et la propriété : dans l’état de nature, l’homme ne recherche que ce dont il a besoin, il ne lui sert à rien d’accumuler. La situation de Robinson correspond justement à celle de l’homme dans l’état de nature : il est seul, n’a aucune concurrence pour la nourriture, il lui est donc inutile de faire des réserves de denrées amenées à se gâter et ne recueille donc que le nécessaire.
J’ai cru comprendre que De Foe s’inspirait aussi d’idées sur le travail et la vie en société, la solitude et l’isolement. Je ne peux malheureusement pas vous en parler car je n’ai pas approfondi la question et mes connaissances en philosophie sont limitées.

Sur la forme, Robinson Crusoé est écrit à la première personne, c’est donc Robinson lui-même qui nous narre ses aventures. Cette vision auto centrée participe elle aussi à mettre l’accent sur l’homme blanc, civilisé. C’est Robinson le héros. Michel Tournier prendra le contrepied de cette vision. Je vous en parlerai très bientôt car j’ai l’intention de le lire pour faire la comparaison.
Ce qui m’ a surprise c’est que à un moment donné, alors que la narration s’effectuait normalement jusque là, De Foe adopte la forme du journal. Je n’ai rien contre sauf qu’il l’abandonne complètement quelques pages plus loin. Je pense qu’il a voulu cantonner l’emploi du journal à toute cette période où Robinson est seul et effectue des tâches quotidiennes répétitives. D’ailleurs , j’ai trouvé que les répétitions se sentaient un peu trop. Mais dès que l’action reprend véritablement lorsque Robinson découvre une empreinte de pas, la forme du journal est interrompue et la narration reprise normalement. Autre défaut, la fin est complètement bâclée, je n’ai pas compris, on dirait que De Foe a cherché à se débarrasser au plus vite, c’est très étonnant.

Néanmoins, j’ai adoré cette lecture qui m’a encore fait rêver malgré que l’histoire soit connue. On peut vraiment dire que j’ai redécouvert le mythe de Robinson. C’est un roman qui, avec toute sa richesse cachée, reste un grand roman d’aventure. J’ai hâte de lire la version de Michel Tournier !

9 commentaires:

  1. mais quelle analyse ! c'est chouette ; je me promets de le lire depuis bien longtemps , tu me (re)donnes envie ;-)

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    1. Ah je suis contente si je t'ai donnée envie de le lire ! C'est vrai qu'on a tendance à se dire " bof je sais déjà ce qu'il va se passer" mais la lecture reste très agréable malgré tout et je me suis aperçue que je ne connaissais pas l'histoire aussi bien que ça !

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  2. bonsoir jolie
    alors là c'est fou !!! j'ai été punie pour avoir dit en classe que vendredi était considéré pour rien , que robinson était colonialiste !! imagines mon bonheur en te lisant :-) le reste c'est du velours mazette tu analyse ce livre d'une façon qui me renseigne me donne l'envie de voir si je sentirais tout çà en relisant mais çà c'est dans longtemps j'ai une de ces pile merci en tous les cas

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    1. Coucou Elo ! Tu as été punie pour avoir dit une vérité ? C'est hallucinant ! Evidemment que Robinson est colonialiste, tu avais vu juste ! Ton prof devait faire partie de ceux qui regrettent la "grandeur" de l'occident impérialiste et colonialiste.
      Ah oui, tous ces livres qui nous attendent ! Il nous faudrait plusieurs vies !^^
      Merci à toi ! :)

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  3. V. Woolf en fait aussi l'éloge : quel récit ! Il n'a pas pris une ride ! J'ai aussi été surprise en le relisant le récit qui encadre l'aventure de Robinson, je ne m'en souvenais plus ( je trouve qu'il y a aussi des passages répétifs)... et j'ai beaucoup aimé cette histoire mais celle de tournier m'a déçue : on dirait un Robinson avec des coupes ( justement, toutes les descriptions et les répétitions ont été supprimées... PS : je suis comme toi, j'adore les GF et souvent, je ne sais pas si c'est le cas pour robinson, il y a des dossiers avec l’histoire de la réception, les sources etc... très intéressants)

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    1. Je vois ce que tu veux dire pour Tournier, j'ai feuilleté les premières pages et je me suis aperçue qu'il attaquait directement le récit par le naufrage. J'ai un peu peur d'être déçue aussi. On verra bien ! Mais en tout cas je suis très contente d'avoir écouté mon mari et de l'avoir lu, je pense même que je le relirai avec grand plaisir !
      Oui, les éditions GF sont géniales et effectivement il y a toujours des dossiers hyper intéressants. Dans mon édition de Robinson, il y a une introduction passionnante qui reprend la vie de De Foe et qui analyse le roman. Il y a aussi une chronologie et une bibliographie. Du beau travail ! Folio et Livre de Poche devraient s'en inspirer ( surtout que question prix ils sont souvent plus chers que GF !)

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  4. J'ai voulu le lire, adulte, en version complète. Chez marabout, 621 pages. Mais tu as raison, les GF Flammarion coûtent cher mais quelle qualité!
    A le lire j'ai été vivement intéressée par la vie du naufragé avant le naufrage, ses activités, et son expérience religieuse vraiment étonnante.
    Quant à la fin, je suppose que le livre s'interrompt quand il quitte l'ile, c'est à dire qu'il reste une partie, où il repart en voyage, en Asie, en Sibérie, en Espagne, ma mémoire est infidèle.

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  5. Merci pour cette chronique très juste sur un livre que je veux lire depuis un moment, mais sans savoir quelle édition choisir. La traduction Pétrus Borel, souvent décriée, me fait peu envie (bien que cela semble n'avoir pas entravé ton plaisir de lecture) du coup j'hésite à le lire directement en VO...
    Strindberg dans Au bord de la vaste mer disait que "Robinson Crusoé [était] écrit avec l'intention bien marquée de flétrir l'état de nature et la vie isolée [mais] avait été néanmoins tenu par [beaucoup de] jeunes comme un hymne à la vie primitive, quand, en réalité, cette existence était représentée comme la punition de l'adolescent léger abusant en vrai sauvage des bénéfices de la civilisation".
    Ce que tu dis en substance en parlant d'un Robinson n'écoutant pas les conseils de tempérance de son père et se retrouvant "puni" en quelque sorte dans son île déserte...Une idée que Rousseau je pense avait aussi en tête en conseillant aussi vivement ce livre à la jeunesse, à savoir un éloge de la vie en société et un appel à la modération de nos désirs.

    Bravo donc encore pour ta chronique qui me semble cerner très bien les enjeux (plus complexes qu'il n'y paraît) de ce livre !

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    1. Merci K. !
      Je l'ai aussi en VO et tu peux y aller, il est étonnamment plutôt facile à lire ( moi qui ait un niveau assez moyen en anglais ) surtout étant donné l'époque à laquelle il a été écrit.
      Je vais très bientôt lire la version de Tournier et au vu des quelques lignes que j'ai pu lire en feuilletant mon exemplaire, je pense que je ne suis pas au bout de mes surprises et je ne suis pas certaine que cette version l'emporte sur l'originale.

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