vendredi 29 août 2014

Amkoullel, l'enfant peul - Amadou Hampâté Bâ



J’ai lu ce livre de Amadou Hampâté Bâ il y a 4 mois déjà, j’avais tellement apprécié ma lecture, j’avais tant de choses à en dire que je n’arrivais pas à écrire mon article au point même que j’y avais renoncé.
Mais voilà que je décide de vous en parler quand même, maintenant que j’ai plus de recul, que cet enthousiasme paralysant s’est atténué avec le temps. Et surtout je voulais vraiment partager avec vous cette lecture enrichissante et cet auteur qui mérite amplement d’être lu.

Amadou Hampâté Bâ était un écrivain et un ethnologue malien qui a consacré une partie de sa vie à travailler à la promotion du patrimoine linguistique africain. Grand défenseur de la tradition orale africaine, c’est toutefois par l’écrit que cet homme d’une grande sagesse a transmis son amour pour la civilisation peule à travers ses divers écrits dont les Contes initiatiques peuls ainsi qu’à travers ses propres mémoires dont Amkoullel l’enfant peul constitue le 1er tome. Il a également honoré la mémoire de deux personnes marquantes dans sa vie : Tierno Bokar, son maître spirituel duquel il suivra les enseignements jusqu’à son intégration à l’école française, mais aussi Wangrin, un drôle de coquin qui se sera amusé à arnaquer et plumer les fonctionnaires coloniaux.

Dans Amkoullel, l’enfant peul, Amadou Hampâté Bâ retrace son enfance jusqu’à sa prise de poste dans l’administration coloniale française. Mais il ne s’arrête pas là  puisque, bien avant d’aborder sa propre vie, c’est une large partie de l’histoire du Mali et de ses peuples qu’il reprend à travers les destins et origines de ses ancêtres. On découvre alors les empires peuls et toucouleurs dont les territoires englobaient le Mali actuel et s’étendaient jusqu’à la côte Atlantique suivant le cours du Niger. Ses rives constituaient un véritable foyer de peuplement et abritaient les principales villes de la région.
Amadou Hampâté Bâ décrit leur histoire, leurs modes de vie, leurs traditions et croyances montrant ainsi l’incroyable diversité des peuples maliens et nous offre une véritable étude sociologique évoquant la place des femmes, le système de castes et le rôle des waaldés, sortes de confréries autonomes gérées par les enfants eux-mêmes. On s’étonne de constater l’incroyable harmonie et tolérance entre les différentes confessions, différences qui ne sont jamais prétextes à conflits.
Amkoullel, surnom donné par sa waaldé au petit Amadou, symbolise l’union des deux ethnies dominantes et pourtant adverses, sa mère est issue d’une longue lignée de nobles peuls. Il sera ensuite adopté par le second mari de sa mère, lui d’origine toucouleure. C’est pendant son enfance qu’un événement bouleverse la géopolitique de la région : l’arrivée des colons français. Amadou Hampâté Bâ nous délivre alors de savoureuses pages et anecdotes sur les rapports entre maliens et français. Les « blancs-blancs » sont une grande source de curiosité et d’étonnement par leur politique, leur couleur ( surtout ce rouge lorsqu’ils se mettent en colère ) et leurs différences culturelles, de quoi stimuler l’imagination fertile des maliens.

C’est alors un autre monde auquel est confronté Amkoullel, surtout lorsqu’il est amené, contre son gré, à intégrer l’école française. Ses excellents résultats le font rapidement évoluer et l’oblige à s’éloigner mais la distance d’avec sa famille le pèse. En 1914, la première guerre mondiale éclate. Amadou Hampâté Bâ montre alors comment cet événement a été perçu par les africains qui ne comprenaient pas vraiment pourquoi les « blancs-blancs » se faisaient la guerre entr’eux et ce que, eux, avaient à voir là-dedans. L’autre drame de l’époque est la grande famine qui sévit dans une grande partie du territoire. Des villages entiers sont dépeuplés et des destinées bouleversées.
Après avoir refusé d’entrer à l’école Normale de Gorée pour ne pas être séparé de sa mère, Amkoullel est envoyé en poste à Ouagadougou très loin de sa famille. Son expérience de l’administration coloniale et le reste de sa vie constituent le deuxième volume de ses mémoires.

J’ai véritablement adoré cette lecture très riche et instructive. Amadou Hampâté Bâ construit son récit à la manière d’un conte n’hésitant pas à y introduire des éléments du domaine du merveilleux relatifs à certaines croyances des ethnies qu’il rencontre. Il ordonne ses souvenirs autour d’événements et de personnages marquants, souvent liés à un lieu particulier. Il nous fait ainsi voyager avec lui à travers l’ancien Soudan français et le long de la boucle du Niger. On devient incollable sur la géographie de la région !
C’est aussi une lecture pleine de sagesse et d’enseignement, une plongée au sein d’une pluralité de cultures qui se retrouvent néanmoins autour de valeurs communes telles la solidarité, l’honneur, le respect et la tolérance.

Amadou Hampâté Bâ base son texte sur ses propres souvenirs mais aussi sur ceux de ses ancêtres, tous rapportés grâce à la tradition orale. Lorsque Nicolas Sarkozy affirmait que le continent africain n’avait pas d’histoire, il raisonnait avec une mentalité d’occidental qui veut que notre histoire soit transmise et étudiée exclusivement par l’écrit. En Afrique, le passé revit oralement de génération en génération et la culture locale se perpétue ainsi.

C’est donc dans la grande tradition des maîtres maliens qu’Amadou Hampâté Bâ transmet son héritage et celui de tout un peuple tout en embarquant le lecteur pour un fabuleux voyage riche en péripéties. Son talent de conteur est remarquable et envoûtant.

J’espère pouvoir bientôt ( enfin … bientôt … euh … disons dans un certain temps encore indéterminé) lire le 2ème volume ainsi que d’autres récits de cet homme admirable, tous devenus des classiques emblématiques de la littérature et de la culture africaine. Je ne peux que vous encourager à les découvrir vous aussi !


1ère lecture de mon challenge Afrique
comptant pour le Mali






jeudi 28 août 2014

Paroles d'amérindiens : Pieds nus sur la terre sacrée



Durant plus de 20 ans , de 1907 à 1930, Edward S. Curtis, photographe et ethnologue, a sillonné tout le territoire américain à la rencontre des peuples amérindiens. Il a ainsi répertorié plus de 80 tribus, pris plus de 50 000 clichés et constitué ainsi le plus grand inventaire qui soit. The North American Indian, riche de 20 volumes, contenant près de 2500 photographies et 4000 pages de textes, est ainsi la source la plus riche concernant les amérindiens, leur mode de vie, leurs croyances et coutumes.

Edward S. Curtis
Après avoir découvert cette œuvre monumentale, Teresa Carolyn McLuhan entreprit de compiler et poursuivre ce travail. Ainsi est né l’ouvrage Pieds nus sur la terre sacrée regroupant textes, photographies et témoignages des derniers représentants d’une civilisation aujourd’hui pratiquement disparue.
Le recueil proposé par les éditions Folio comporte les deux premières parties de l’ouvrage de T.C. McLuhan.

La première se consacre aux croyances et au patrimoine spirituel. Bien que le peuple amérindien soit extrêmement varié, les discours rapportés font ressortir des croyances communes et principalement leur attachement viscéral à la terre-mère, à la nature et leur mode de vie organisé en harmonie avec leur environnement, environnement soumis aux lois du Grand Esprit, décideur de tout et à qui l’on doit tout.

La deuxième partie est dédiée aux relations entre les amérindiens et les « hommes blancs » et les témoignages apportent le point de vue de ces peuples dénués de préjugés et innocents sur l’arrivée et le mode de vie de ceux qui leur ont volé leurs terres et leur âme. Les grands chefs indiens ne mâchent pas leurs mots et c’est pourtant avec une infinie sagesse qu’ils expriment leur étonnement et leur désapprobation quant aux mœurs des « hommes blancs » et leur mode de vie sociétal qu’on veut leur imposer : la hiérarchie, l’éducation, la religion etc… Ils invitent à réfléchir au sens qu’on donne au mot « civilisé » et mettent ainsi l’accent sur ce qui cause aujourd’hui encore la rancœur et le rejet de l’autre : l’incompréhension mutuelle.

Pieds nus sur la terre sacrée est un recueil qui, malgré son peu de pages, marque bien plus que d’autres ouvrages plus denses. Chaque discours est une leçon pour nous occidentaux qui perdons les vraies valeurs, et une invitation à revenir à une vie plus saine, plus respectueuse de la nature, plus à l’écoute de notre environnement. Une lecture qui donne envie d’aller se construire un tipi au fin fond des bois.

Guerrier nez-percé, photographie
par E.S. Curtis


« Enfant, je savais donner ; j’ai perdu cette grâce en devenant civilisé. Je menais une existence naturelle, alors qu’aujourd’hui je vis de l’artificiel. Le moindre joli caillou avait de la valeur à mes yeux ; chaque arbre était un objet de respect. J’admire aujourd’hui, avec l’homme blanc, un paysage peint dont la valeur est estimée en dollars ! »
 




Le recueil Folio ne comporte pas de photographies mais seulement les textes, très courts, qui se dégustent comme des bonbons au miel. La lecture est donc rapide mais intense.

Merci à Anna et aux éditions Folio pour cette bouffée d'oxygène.


lundi 25 août 2014

Les derniers jours du Paradis - Robert Charles Wilson



Nous sommes sur Terre, dans une réalité parallèle où les télécommunications sont régies par une couche propagatrice d’ondes entourant le globe terrestre et appelée la radiosphère.
Une société secrète composée d’éminents scientifiques découvrent que la radiosphère est en réalité un organisme vivant qui intervient dans les relations humaines en modifiant les communications et les informations transmises et permet ainsi d’éviter tout conflit.
En effet, depuis la première guerre mondiale, date à laquelle la radiosphère s’est installée, la paix règne sur Terre.
Mais en 2007, une série d’assassinats touchant les membres de la société secrète révèle l’existence de « simulacres », composants de la radiosphère créés à l’image humaine. Pourquoi la radiosphère s’attaque-t-elle aux hommes ? Quelles sont ses véritables intentions ?

Bien que déçue par ma lecture du roman Spin, j’ai décidé d’offrir une deuxième chance à Robert Charles Wilson. Si tous les amateurs de SF l’encensent, c’est qu’il doit bien y avoir une raison.
Me voilà donc avec son tout nouveau roman à paraître aux éditions Denoël le 4 septembre.
Eh bien autant ne pas vous faire attendre plus longtemps, j’ai détesté et je ne lirai plus jamais cet auteur.
La liste des reproches est longue, je vais donc me contenter des plus rédhibitoires :

- Le manque d’originalité :

Soyons honnêtes, la radiosphère, son fonctionnement, sa raison d’être, sont quand même largement inspirés du fameux Spin dans le roman du même nom. Ajoutez à cela un soupçon d’envahisseurs à la sauce David Vincent et vous obtenez un plat réchauffé insipide sans aucune surprise.

- Des idées sous-exploitées :

Depuis que la radiosphère existe, le monde est en paix. On pouvait donc s’attendre à une large part uchronique dans ce roman qui décrirait comment a évolué le monde depuis la première guerre avec des progrès technologiques probablement différents des nôtres puisque les télécommunications par satellite n’existent pas, la recherche spatiale semble restreinte aux observations télescopiques. Bref, la radiosphère a normalement profondément modifié et influencé les domaines scientifique et technique et donc la vie quotidienne. Mais l’auteur a complètement négligé cet aspect. Quelques exemples plus détaillés d’interventions de la radiosphère dans les relations internationales auraient été également les bienvenus.
J’avais fait le même reproche à l’auteur pour son roman Spin alors que, pourtant, il avait alors un peu plus poussé la réflexion de ce côté. Mais ici, c’est le néant absolu.

- Un  sentiment de bâclé :

Non seulement, l’auteur est passé à côté d’une large partie de son roman, mais il m’a en plus donné l’impression de vouloir en finir au plus vite, de ne pas savoir quoi dire et de « meubler ». C’est hallucinant le nombre de répétitions contenues dans ce texte. Des pages et des pages pour nous dire et redire encore et encore comment fonctionne la radiosphère, qu’il y a eu des assassinats en 2007 etc etc… J’ai eu l’impression de lire toujours la même chose !

- Des personnages inintéressants :

L’intrigue n’étant déjà pas super originale, il a fallu qu’en plus, les personnages soient à son image, creux, caricaturaux et sans intérêt. Je me serais crue dans un mauvais roman jeunesse. Des personnages au passé larmoyant, des amourettes auxquelles on ne croit pas un seul instant, des personnalités ridicules voire absentes.


Je me suis beaucoup ennuyée pendant cette lecture et j’ai du me faire violence pour aller jusqu’au bout. Il n’y a rien à en tirer, le pire c’est qu’il y avait matière à faire quelque chose donc je ne comprends pas. Décidément, Robert Charles Wilson et moi ne sommes pas faits pour nous entendre.

L'avis de Loesha et de Miss Léo.

Merci à Dana et aux éditions Denoël.

Les derniers jours du Paradis - Robert Charles Wilson
Éditions Denoël – Collection Lunes d’encre
Traduction : Gilles Goulet
342 pages
Parution : 4 septembre 2014



samedi 23 août 2014

Challenge Tous Risques ( pour lecteurs qui n'ont pas froid aux yeux ou presque ... )



En ces temps de rentrée littéraire, ce sont, comme vous l’avez remarqué, toujours les mêmes noms qui reviennent. Les auteurs peu connus ont des difficultés à se faire une place, écrasés par la grosse machine marketing dont bénéficient certains auteurs. J’ai donc eu l’idée de lancer un challenge qui nous permettrait d’aller à la rencontre de ces auteurs oubliés et relégués au fin fond des étagères de nos librairies et bibliothèques.
Ce challenge s’adresse donc aux lecteurs curieux et aventureux qui ne craignent pas la déception.

Le principe est simple : 

Tous les 3 mois, j’annoncerai sur le blog une lettre de l’alphabet tirée au sort. Une fois informés de cette lettre, les participants sont invités à se rendre chez leur libraire ou dans leur médiathèque, à se diriger vers le rayon littérature correspondant aux auteurs dont le nom commence par la lettre en question et de laisser ensuite le hasard faire le reste.
Pour que la prise de risque soit minimale (parce qu'on a beau être courageux, le but est quand même de faire une belle découverte), vous êtes totalement libres de choisir le genre littéraire que vous voulez, vous pouvez aussi vous aider du titre et de la quatrième de couverture. L’unique contrainte est que l’auteur vous soit inconnu.
Vous disposez de 3 mois pour lire et chroniquer le livre. Vous m’indiquez ensuite le lien de votre article via un commentaire sur n’importe lequel des articles de ce blog que je répertorierai ensuite sur unepage récapitulative.
Vous n’êtes pas obligés de participer tous les trimestres. Pour chaque session, j’annoncerai la lettre une semaine avant la date de début de la session.

Pour vous inscrire, un simple commentaire sous l'article annonçant la session suffira. Le billet de participation n’est pas obligatoire. Vous pouvez chaque trimestre faire un billet présentant votre trouvaille ou ne pas le faire. Vous vous organisez comme vous le souhaitez. L’essentiel est que j’aie votre avis final identifié du logo très très moche que vous avez pu admirer en tête de cet article.

( Je ne crois pas avoir repéré de challenge de ce genre sur la blogo, si, par hasard, un challenge similaire existait, merci de m’en informer et je présente d’avance mes excuses aux organisateurs/trices.)

Comme le 1er septembre est dans un tout petit peu plus d’une semaine, je lance déjà la première session.
La lettre par laquelle devra commencer le nom de l’auteur est le :

 


Vous avez donc à compter du 1er septembre jusqu’au 1er décembre pour lire un livre d'un auteur commençant par G que vous ne connaissez absolument pas et me communiquer le lien vers votre chronique.


Alors, des intéressés ?


jeudi 21 août 2014

Mon Combat Tome 2 : Un homme amoureux - Karl Ove Knausgaard



L’auteur et son projet :


Après avoir connu le succès avec ses deux premiers romans ( non édités en français), Karl Ove Knausgaard, auteur norvégien, entreprend l’écriture d’un cycle autobiographique en 6 tomes. Le cycle paraît en Norvège et en Suède dans son intégralité de 2009 à 2011 sous le titre étonnant et très controversé : Mon Combat. Controversé au point que son éditeur allemand refusera de le publier sous ce titre. Malgré ça, le succès est immédiat, les compliments, les prix aussi bien que les critiques fusent. Parmi ces dernières, ce sont surtout celles de la famille qui ont le plus d’écho. Voilà Karl Ove qualifié de Judas. Avec la même mésaventure qu’a connu Edouard Louis au sujet de son livre, on est en droit de se demander si l’écriture autorise tout et si la littérature est un art qui se doit d’exclure la sphère privée.

Autre polémique : le titre. Pourquoi donc Mon Combat et cette référence à Hitler ? Lorsque le magazine New-Yorker lui demande d’expliquer le choix de son titre, Karl Ove reste évasif et si le lecteur espère obtenir la réponse après lecture des 6 tomes, il en sera de sa déception.
Après plusieurs idées de titre, c’est au cours d’une conversation avec son meilleur ami Geir ( qu’on retrouve dans le livre) que « Mon Combat » surgit. Malgré quelques hésitations, Geir lui affirme qu’il a trouvé son titre. Karl Ove ne désapprouve pas. Provocation délibérée pour susciter la curiosité et l’intérêt ? L’auteur s’en défend en prétendant qu’il n’espérait même pas avoir de succès commercial. Au contraire, pour lui, ce titre était une façon de repousser le lecteur, de ne pas en faire une accroche esthétique conçue pour plaire. Au moins, avec un titre comme celui-ci, le lecteur ne saurait à quoi s’attendre.

Et pour cause, nulle trace d’antisémitisme ni même de vues politiques quelconques dans cette œuvre qui pourrait relever d’une éventuelle ressemblance avec l’ouvrage du dictateur nazi.
Le 6ème et dernier tome inclut pourtant un essai consacré à Mein Kampf et aux premières années d’Hitler que Karl Ove n’a décidé d’écrire qu’une fois déterminé le titre de son cycle.
Il y tente d’humaniser Hitler et jette le doute sur l’idée que le chef nazi avait déjà très tôt le mal en lui. Selon lui, le danger est de croire qu’Hitler était une exception et que jamais personne ne pourrait l’égaler.
Malgré cette curiosité, l’œuvre de Karl Ove est purement autobiographique. Sa genèse est due à un événement marquant pour l’auteur : la perte de son père. Ecrire et en parler était devenu une nécessité. Ce sera d’ailleurs le thème du premier tome.




Un homme amoureux, le tome 2 de Mon Combat, mon avis :


Je vous laisse deviner quel mot m’a échappé des lèvres lorsque, en tournant la première page d’Un homme amoureux, je me suis aperçue qu’il s’agissait d’un tome 2 … Mais heureusement, il se lit très bien sans le tome 1.
Alors que le premier volet était donc consacré à la mort du père de Karl Ove et à son deuil, le deuxième tome, lui, s’attache à ses amours, sa vie de famille et son travail d’écrivain.



Le récit offre le regard d’un homme qui se sent prisonnier d’un quotidien qui l’étouffe, d’un homme tiraillé entre son souci de bien faire, de respecter les exigences sociales bien qu’il ait le conformisme en horreur et son envie d’écrire. L’écriture est, pour lui, au même titre que boire, manger et respirer, un besoin vital, un besoin que les obligations de la vie quotidienne viennent contrecarrer. Une vie quotidienne subie plus que vécue d’où ne ressortent que l’ennui, la frustration et l’insatisfaction :

« La vie quotidienne, avec son lot de devoirs et d’habitudes, je l’endurais. Mais elle ne me réjouissais pas, je n’y voyais aucun intérêt et elle ne me rendait pas heureux. Ce n’était pas le manque d’envie de laver par terre ou de changer les couches mais quelque chose de plus profond que j’avais toujours ressenti : l’impossibilité d’y voir une quelconque valeur doublée d’une profonde aspiration à autre chose. Si bien que la vie que je menais n’était pas la mienne. J’essayais de la faire mienne, c’était mon combat, je le voulais vraiment, mais en vain, car mon envie d’autre chose vidait tout ce que je faisais de son contenu. »

De longs passages sont consacrés à son introspection, à la recherche des raisons qui pourraient expliquer son incapacité à trouver l’épanouissement . Il explore plusieurs pistes : nostalgie d’un temps révolu, responsabilité d’une époque dont les valeurs se perdent. C’est l’occasion de quelques mots loin des propos consensuels qu’on entend partout sur le sentiment d’émasculation des hommes dans une société de plus en plus féminisée :

« Je n’ai pas été assez prévoyant et j’ai dû suivre les règles du jeu en vigueur. Et dans le milieu socio-culturel auquel nous appartenions, ça signifiait qu’on assumait tous les deux le même rôle, celui autrefois attribué aux femmes. J’étais lié à lui comme Ulysse à son mât : je pouvais certes m’en délivrer mais pas sans perdre tout ce que j’avais. Et je déambulais, moderne et féminisé, dans les rues de Stockholm, alors qu’en moi bouillait l’homme du dix-neuvième siècle. »

Auteur emblématique du nihilisme, ce n’est pas pour rien si, au cours du récit, on retrouve Karl Ove en pleine lecture de Dostoïevski ou si le nom de l’auteur revient à plusieurs reprises.
Dans une existence qui lui semble vide de sens et dans laquelle toute relation sociale semble forcée et artificielle, Karl Ove voit le conformisme comme seul moyen de faire vivre ensemble des personnes qui n’y aspirent pas par nature.

« Et pourquoi crois-tu que la normalité soit si enviable, si ce n’est pour cette raison ? C’est le seul terrain sur lequel on est sûr de pouvoir se rencontrer. Mais même là, on ne se rencontre pas forcément. »

De là, sa tendance à se plier aux normes sociales tout en les rejetant et les critiquant et tout en cherchant désespérément un bonheur qu’il croit interdit ou impossible à atteindre. Karl Ove est un homme à fleur de peau en manque d’estime de soi et qui cherche à se rassurer au point qu’il en devient contradictoire entre ce qu’il pense et ce qu’il fait. Il est par exemple très soucieux de l’image qu’il renvoie dans les médias tout en essayant de s’en distancier et de ne pas y accorder d’importance. Ses relations avec les journalistes et sa façon de gérer ses obligations d’écrivain sont révélatrices de cet état.

" It immerses you totally.
You live his life with him. . . .
Zadie Smith,
The New York Review of Books
Karl Ove va très loin dans l’introspection et la réflexion. Son souci de la justesse et de la précision s’exprime jusque dans les moindres détails, le moindre geste même le plus banal comme se servir un café, le moindre regard, la moindre pensée sont retranscrits. Certains pourront trouver le tout lourd et ennuyeux. Moi j’ai trouvé ça incroyable. Etre complètement immergée dans la vie de Karl Ove, l’accompagner de si près. Bien que je n’ai pas toujours été d’accord avec certaines de ses idées que j’ai jugées trop rétrogrades, je me suis sentie très proche de cet homme touchant dans son honnêteté. Pour un homme qui semble avoir autant de mal à se confier, il aura trouvé dans l’écriture de ce cycle un moyen de se livrer complètement, à nu, au regard des autres. C’est troublant au point qu’une fois le livre achevé, on a l’impression de se séparer d’un ami de longue date.

Certains événements de la vie de Karl Ove l’ont beaucoup marqué, il en ressort des scènes « coup de poing » exprimant de manière poignante la souffrance lorsque Linda le rejette la première fois, ou encore l’impuissance lorsqu’elle accouche ( passage magnifique) où l’on ressent bien le besoin de l’auteur de créer un effet libérateur et cathartique. Sa façon de parler de sa relation avec Linda, le passage d’un état passionnel destructeur au mépris le plus profond est brillamment décrit.

Le style est celui d’un écrivain qui ne cherche pas à faire beau. Il ne veut rien d’artificiel. Karl Ove écrit sans fioriture, pour lui la littérature se sublime dans la liberté de ton, dans l’écriture spontanée et s’inscrit surtout dans la réalité. Karl Ove ne veut rien inventer :

« Je ne pouvais pas écrire de cette façon, ce n’était pas possible, à chaque phrase je me disais : tu ne fais qu’inventer. Ça n’a aucune valeur. Ce qui est inventé n’a aucune valeur[…] La seule forme qui eût encore de la valeur à mes yeux, qui eût du sens, c’était les journaux personnels et les essais, autrement dit ce qui dans la littérature ne produisait pas des histoires, ne racontait rien et se contentait d’être une voix, la voix de la personnalité propre, une vie, un visage, un regard que l’on peut croiser. Qu’est-ce qu’une œuvre d’art sinon le regard d’un autre être humain ? […]
Arrivé là, j’étais au pied du mur. Si la fiction était sans valeur alors le monde l’était aussi car c’était au travers de la fiction qu’on le voyait aujourd’hui. »

Ce qui ne l’empêche pas de construire son récit de manière cyclique baladant son lecteur dans son passé et ses souvenirs. Mais le texte est fait d’un seul bloc, sans chapitres, dans un seul souffle. Ce texte, c’est la vie dans toute sa complexité, des sentiments qu’on ne contrôle et ne s’explique pas, des événements subis, des réflexions, interrogations existentielles.

J’aurais encore tant à dire tellement ce livre est dense, profond, intense. Je ne crois pas exagérer en affirmant qu’il doit être un des plus beaux écrits qui existent sur notre époque. Je lirai assurément le tome 1 et les autres qui, j’espère, ne tarderont pas trop à être publiés.

Un très grand merci à Dana et aux éditions Denoël pour cette merveilleuse découverte.

Un homme amoureux - Karl Ove Knausgaard
Traduction: Marie-Pierre Fiquet
Editions Denoël
784 pages
26,90 euros
Parution : 04 sept. 2014





1ère pépite du non-challenge chez Galéa






lundi 18 août 2014

American Desperado - Jon Roberts & Evan Wright



« Toute ma vie, j’ai choisi le camp du mal. Personne n’aurait pu me convaincre de faire autrement. Je n’en aurais rien eu à foutre que Dieu apparaisse sur l’autoroute en me disant : « Hé, Jon, c’est moi, Dieu. Laisse tomber le camp du mal, toutes ces conneries, et je prendrai soin de toi. » Pas de danger que ça arrive, j’ai toujours été trop fidèle à Satan. […] Après avoir bossé pour lui toute ma vie, je pense être l’un de ses meilleurs représentants. »

C’est en 1948 au sein d’une famille liée à la mafia que naît Jon Riccobono alias Jon Roberts alias Cocaïne Cowboy. Jon grandit dans le milieu, accompagnant, très tôt déjà, son père mafioso, dans ses tournées. A 7 ans, une scène le marquera pour toujours et déterminera sa vision du monde et sa propre personnalité :

« Je pense que ce meurtre m’a transformé. Dorénavant, mes réactions ne seraient plus celles d’un type normal. […] Mon père avait fait de moi un soldat […] m’avait donné une autre leçon en abattant cet homme devant moi : il m’avait montré que l’impunité, ça existe. Ce n’est pas ce qu’on nous enseigne à l’école. Il n’est pas allé en prison, Dieu ne l’a pas puni en lui emportant une jambe ou en lui collant un cancer ; son geste n’a rien changé au cours des choses. Morale de cette histoire : tout est permis à condition de ne pas se faire coincer. Peut-être la meilleure leçon que j’aie jamais reçue ! »

Adolescent, Jon se lance dans le braquage. Les bagarres de rue, la violence, ne lui font pas peur, au contraire ! N’écoutant que lui-même, Jon finit par déraper et se faire arrêter. Il échappe à la prison en s’engageant pour la guerre du Viêt-Nam. Là où d’autres sont devenus fous devant les atrocités commises, Jon ne ressent rien et reste totalement indifférent. Torturer ne lui procure pas forcément de plaisir mais ne lui cause aucun scrupule non plus. A son retour, il réintègre bien vite le milieu et la « famille » en se chargeant de la gestion d’un ensemble de clubs-discothèques. Il reprend son activité favorite et braque les étudiants petit-bourgeois accros à la drogue.
Impliqué dans une sale affaire d’enlèvement, il doit « disparaître » et s’installe à Miami. Il y intègre les cercles cubains puis colombiens, s’adonnant au trafic de cocaïne et il devient alors un des pivots du cartel de Medellín côtoyant les grands noms du crime organisé américain : Don Ochoa, Meyer Lansky, Pablo Escobar etc…

Evan recueillant les souvenirs de Jon
Evan Wright, journaliste, entreprend de recueillir les souvenirs d’un des plus célèbres criminels que les USA aient connus : Jon Roberts. American Desperado est le résultat de cette enquête et retrace la vie du Cocaïne Cowboy. Plongée abyssale dans les milieux mafieux et du trafic de drogue, l’ouvrage se présente à la fois comme une autobiographie à la première personne et comme un documentaire. La parole alterne entre le témoignage de Jon, ceux de ces anciens acolytes, de sa famille et les interventions de Evan Wright qui profite de ces encarts pour préciser, expliquer certains points mais aussi revenir sur certaines affirmations de Jon remises en cause par des témoignages divergents ou par l’absence de preuves.

Le ton est celui d’un homme extrêmement sûr de lui, qui ne regrette absolument rien et ne cherche nullement le pardon ou la rédemption. Si on peut être amener à le haïr profondément dans les premières pages, on finit par lui trouver un côté attachant. Sa loyauté, sa fidélité à ceux qui ne l’ont jamais trahi, sa capacité à comprendre les revirements de quelques-uns de ses amis et sa réticence à s’en prendre à eux lorsqu’on le lui demande éclairent un peu ce sombre tableau. Il n’en reste pas moins que Jon est un homme violent, parfaitement lucide sur ce qu’il est et ce qu’il fait et très intelligent. Tout au long de son parcours, il a su s’entourer des plus compétents à l’instar d’un Mickey Munday génie du bricolage capable de vous transformer un vieux rafiot en navire furtif de la dernière génération. C’est grâce à ce don pour dénicher les « talents » et à son efficacité que Jon a pu monter rapidement les échelons passant de la simple distribution à la gestion du transport de la cocaïne. Son témoignage permet de découvrir toutes les facettes du trafic de drogue jusque dans les détails explicitant les façons d’opérer, les techniques utilisées, les moyens matériels employés.
On est abasourdi devant l’incroyable organisation et les rouages si bien huilés de cette grande machine criminelle. Les combines pour déjouer la surveillance des autorités permettent à Jon d’avoir longtemps le dessus dans ce que l’on appelle alors « la guerre contre la drogue » des années 70-80. La police, la douane, les garde-côtes, DEA, FBI se font mener en bateau pendant que la CIA travaille à ses intérêts en n’hésitant pas à recruter au sein même du milieu. Jon lui-même devra accepter une mission. D’autres retourneront définitivement leur veste et finiront leur carrière aux services-secrets.

Si on sait que le point de vue de Jon est obligatoirement subjectif et partial, qu’il peut avoir exagéré ou édulcoré certains faits, il nous permet de constater que la réalité atteint voire dépasse la fiction. Sa période ado a des relents d’Orange Mécanique. Son parcours, un mix du Parrain, des Affranchis et de Scarface. Il ne nous épargne rien et nous parle de la même façon autant des scènes glauques et violentes que des anecdotes et péripéties les plus ubuesques. Il n’épargne personne non plus, célébrités, fonctionnaires de police, politiciens, juges, avocats, procureurs. La corruption permet de tout absoudre. Mieux encore, la guerre contre la drogue a permis aux trafiquants du cartel de Medellín de prendre de l’ampleur !

« Ce qui était drôle, c’est que plus la Concurrence arrêtait les trafiquants, mieux c’était pour nous : elle les éliminait du marché.[…] La guerre menée contre la drogue a aidé le cartel de Medellín à contrôler quatre-vingts pour cent du marché américain de la cocaïne. En 1985, il n’y avait plus que nous. […] Merci le gouvernement ! »

American Desperado est une lecture étonnante, intense, instructive. Le Mal inspire beaucoup cinéastes et écrivains. On ne sait pas toujours où s’arrête la fiction. Dans le cas de Jon, il ne s’agit pas de fiction bien que la forme de son témoignage tienne plus du thriller que de la confession. Cette immersion dans la peau et l’âme d’un grand criminel effraie mais passionne. A noter qu'une adaptation ciné est prévue. 

Bref, si vous souhaitez tout savoir sur comment bien frapper un type avec une batte de baseball ou avec un flingue, comment se débarrasser proprement d’un cadavre, comment éviter la prison si vous vous faites pincer, comment utiliser l’aviation militaire et les propriétés gouvernementales pour faire passer de la drogue sur le sol américain, comment contourner les contrôles des douaniers et des gardes-côtes et tout simplement comment vous faire un max de blé au nez et à la barbe des autorités, alors vous savez ce qu’il vous reste à lire.
Bienvenue en enfer !

Un immense merci au RouquinBouquine qui m'a permis non seulement de découvrir ce titre mais qui m'a, en plus, offert le livre et dont je vous invite fortement à découvrir la chaîne Youtube). Et n'oubliez pas l'opération #Un13eNoteCetEte lancée pour venir en aide aux éditions 13eNote !







Cette lecture entre dans le cadre du challenge Pavé de l'été 2014 organisée par Brize avec 701 pages.



dimanche 10 août 2014

Darwin - Jean-Noël Mouret



Erasmus Darwin est un homme truculent mais surtout un libre-penseur remettant en cause l’omnipotence d’un Dieu créateur de toute chose et , en tant que médecin, s’intéressant de près à la science et plus particulièrement à l’adaptation et l’évolution des espèces.
En 1766 lui naît un troisième fils, Robert, futur médecin et qui lui donnera en 1809 un petit-fils appelé à reprendre ses travaux : Charles Darwin.
Charles est issu d’une famille très aisée. Son père a réussi à se construire une fortune et son mariage avec la fille d’un grand industriel lui assure une vie exempte de soucis financiers.
En effet, son principal souci ne sera pas l’argent mais bien plutôt l’avenir d’un fils qui néglige ses études et préfère courir la campagne pour chasser et collectionner les insectes.
Charles s’ennuie à l’université, peu de professeurs parviennent à l’intéresser. Bien qu’il ait de bonnes dispositions et capacités intellectuelles, Charles traîne des pieds et ne se met que tardivement au travail en vue d’obtenir enfin un diplôme. Désespéré devant tant de désinvolture, Robert lui prévoit un avenir de pasteur. Mais Charles n’est pas du tout emballé par les projets de celui qu’il appelle Le Gouverneur tant ses relations avec lui sont tendues et placées sous le signe de l’incompréhension mutuelle.
Le "Beagle" en Terre de Feu - Conrad Martens
Mais en 1832 une opportunité en or se présente à lui. On lui propose une place à bord d’un navire en tant que scientifique et explorateur chargé de récolter à travers le monde autant de spécimens et de nouvelles espèces qu’il lui sera possible de dénicher.
Charles est de ceux qui aiment l’aventure et l’exotisme. Pendant ses séjours à l’université, il faisait d’ailleurs partie du «  Club des Gloutons » spécialisé dans l’ingestion de mets et plats incongrus. Il n’hésite donc pas et s’embarque pour un long périple qui marquera définitivement sa vie.
C'est en observant les pinsons des îles
Galapagos que la théorie de Darwin
 fera jour dans son esprit
Après 4 années de voyage et de collecte, Charles est de retour. Les observations effectuées le conduisent à pousser ses recherches et sa réflexion continuant ainsi l’œuvre de son grand-père.
L'Origine des espèces - 1859
Le parcours de Charles est chaotique et surtout son perfectionnisme le freine dans la publication de ses idées jusqu’à ce qu’un concurrent imprévu se révèle, Charles ne serait pas le premier à avoir mis le doigt sur une théorie nouvelle. Il parvient enfin à faire publier ses résultats avec L’origine des espèces puis d’autres ouvrages ultérieurs plus précis. Comme chacun sait, la révélation de cette théorie choque. Charles voit certains de ses amis se retourner contre lui l’accusant de trahison. D’autres montent au créneau pour le défendre tandis que lui reste dans l’ombre autant qu’il peut, rongé par la maladie.

Cette biographie par Jean-Noël Mouret est passionnante de bout en bout et permet de mieux connaître cet homme célèbre qu’était Darwin. L’accent est surtout porté sur son parcours et sa vie privée : ses études, sa formation, ses relations, sa vie de famille, plus que sur ses idées.
On peut déplorer d’ailleurs un traitement finalement trop léger de la théorie de Darwin, le contenu de ses travaux et leur réception au sein du milieu scientifique et du public. Néanmoins, Jean-Noël Mouret nous donne un aperçu de l’impact qu’a eu la théorie de Darwin et de la façon dont ses idées ont été reprises à des fins racialistes aboutissant ainsi au darwinisme social.
Francis Galton précurseur de l'eugénisme
Cette « doctrine », née en Allemagne, applique la théorie de sélection naturelle des espèces à la société humaine pour en conclure qu’il faut laisser la nature faire son œuvre et ne pas aider les plus démunis. Une version plus extrême consiste même à préconiser la sélection artificielle et l’élimination volontaire des éléments les moins aptes de la société. Darwin réagit aussitôt et s’oppose vigoureusement à ces interprétations nauséabondes de son travail.
Après cette lecture, on réalise que ce que l’on croyait savoir de Darwin est faux. Il n’a par exemple jamais dit que l’homme descendait du singe mais a proposé l’existence d’un « maillon manquant » à partir duquel les hommes et les singes se seraient différenciés. De même, il n’a jamais dit que c’était les éléments les plus forts qui survivaient mais bien les éléments les plus capables de s’adapter aux changements.

Bien que pour un exposé plus détaillé de la théorie darwinienne et de son influence il faudra plutôt se tourner vers des ouvrages spécialisés, la biographie de Jean-Noël Mouret se lit comme un roman. Le texte est abondamment appuyé par des extraits de correspondance, de journal intime et de son autobiographie, on entre alors véritablement dans l’univers de Darwin. Jean-Noël Mouret nous régale également avec de nombreuses anecdotes rendant ainsi cette biographie très vivante et agréable à lire.
Une des caricatures de Darwin
L’ouvrage comporte également un encart central composé de diverses illustrations présentant des photographies de famille et des caricatures d’époque visant à ridiculiser Darwin.

Pour conclure, j’ai adoré cette lecture extrêmement plaisante et enrichissante. Décidément, cette collection de Folio est d’une grande qualité. Je vais continuer à y piocher et je vous invite chaudement à en faire de même.

Les avis similaires de Lilly, Vivelaroseetlelilas et maggie.


Et un grand merci à Anna et aux éditions Folio.



vendredi 8 août 2014

Quand les ténèbres viendront - Isaac Asimov



Du célèbre auteur de science-fiction qu’était Isaac Asimov, j’ai lu la trilogie Fondation et le tout premier tome du cycle des Robots. Le point commun de ces livres est qu’ils ne sont pas vraiment des romans mais plutôt des recueils de nouvelles très liées entre elles sur un même thème, évoquant des personnages récurrents.
Cette fois c’est un recueil de nouvelles totalement différentes l’une de l’autre qu’il m’a été proposé de lire.
Quand les ténèbres viendront est donc un recueil de 20 nouvelles écrites entre 1941 et 1967 qui doit son titre à la première d’entre elles, celle qui a lancé la carrière d’Asimov et assuré sa renommée au sein des auteurs de science-fiction.

Comme c’est souvent le cas pour les recueils de nouvelles, la qualité est assez inégale d’un texte à l’autre et celui-ci ne déroge pas à la règle.
On retrouve bien la « patte » Asimov, son côté très scientifique, rigoureux et surtout logique. Il aborde plusieurs thèmes très divers dont le racisme, la politique, l’amour, le courage,  l’intelligence artificielle, la guerre, la science etc … Toujours mené avec intelligence, chaque texte cache un message ou invite à la réflexion. Même si certains me sont restés plutôt obscurs, d’autres ont des airs de fable moderne dont on retire une morale.

Dans l’ensemble, mon avis est partagé, disons qu’une bonne moitié des nouvelles m’a beaucoup plu tandis que j’ai trouvé les autres plus ou moins intéressantes.
Certaines m’ont vraiment enthousiasmée par leur originalité. Asimov sait surprendre et n’hésite pas à donner dans l’humour. Ainsi, un des textes m’a arraché de grands éclats de rire.
Pour ceux que ça intéresse, je dis un petit mot sur chacune des nouvelles au bas du billet mais je vous conseille de faire comme moi et de lire ce recueil « à l’aveugle » pour une complète surprise.

Le point fort de ce recueil ne réside finalement pas dans les nouvelles en elles-mêmes mais plutôt dans le texte de présentation qui les accompagne toutes.
Rédigées par Asimov lui-même, ces introductions sont riches d’enseignement sur le travail d’écriture d’Isaac Asimov et sur l’histoire de la science-fiction. Il y détaille le contexte d’écriture de chaque nouvelle, ce qui l’a influencé et inspiré, ses relations avec ses éditeurs et avec son lectorat. C’est d’autant plus intéressant que les nouvelles sont classées dans l’ordre chronologique, ce qui nous permet de suivre l’évolution de la carrière et de la réflexion d’Asimov.
Ce recueil contient d’ailleurs aussi bien des succès que des gros flops, l’un des textes a même été refusé. D’autres sont issus de défis qui lui ont été lancés lors d’émissions télé ou même au sein de sa famille ou encore des challenges personnels. On entre donc véritablement dans son univers et c’est un régal de découvrir cet homme à la renommée aujourd’hui mondiale et de le suivre dans son parcours d’écrivain.
Il était extrêmement lucide sur ses capacités. J’ai souvent lu des critiques qui lui reprochaient la pauvreté de son style et il en était parfaitement conscient :

« En ce qui concerne l’Art d’Ecrire, je suis un barbare absolu. Je n’ai reçu aucune formation méthodique, et, à ce jour, j’ignore encore Comment-On-Ecrit.
Tout simplement, j’écris suivant mon humeur, et aussi vite que les idées me viennent. »

Ce qui l’a poussé à tenter occasionnellement des efforts stylistiques. A vous, lecteurs, de vous faire votre jugement mais pour ma part, je préfère quand Asimov écrit librement. Personnellement, je ne le lis pas pour la forme mais surtout pour le fond.

Les nouvelles :

-         Quand les ténèbres viendront : Sur la planète Lagash où brillent continuellement six soleils, le crépuscule tombe conformément à la prophétie qui annonce la fin du monde. Les habitants qui ne connaissent pas l’obscurité s’interrogent ou paniquent. Une nouvelle très intéressante qui touche à l’Histoire et où Asimov expose sa théorie du temps cyclique qu’on retrouve dans Fondation.

-         Taches vertes : Le mode de vie individualiste est-il une bonne chose ? Ne serait-ce pas mieux de faire partie d’un tout, d’être de simples composants d’une entité unique ? Encore une nouvelle intéressante qui pousse à la réflexion.

-         Hôtesse : Le docteur Tholan, habitant d’une autre planète, est invité sur Terre. Est-il un espion qui cherche l’anéantissement de l’espèce humaine ? Je n’ai pas trop aimé ce texte-ci. Je n’ai pas compris où Asimov voulait en venir.

-         Y a-t-il un homme en incubation ? : L’espèce humaine est-elle condamnée à stagner ou à être anéantie dès qu’elle s’élève un peu trop ? Ou comment les humains provoquent des guerres dès que le progrès le leur permet. Le thème de la catastrophe et de son caractère inévitable est récurrent dans plusieurs nouvelles. On sent qu’Asimov se sent très touché par la rapidité folle des progrès de la science et des possibles conséquences et applications. Une problématique intéressante mais un traitement finalement ennuyeux.

-         Vide-C : Le courage ne vient pas toujours de qui l’on croit. Une magnifique nouvelle que j’ai suivi avec avidité avec une morale sur le comportement humain intéressante.

-         En une juste cause … : On peut arriver au même résultat par deux chemins totalement opposés. Un texte qui m’a rappelé le 1er volet de la trilogie Fondation, essentiellement tourné sur les relations intergalactiques, la diplomatie. Très intéressante et instructive.

-         Et si … : ou comment une simple remarque de son épouse a pu conduire Asimov à écrire une très belle nouvelle très touchante sur le destin. Tous les chemins mènent à Rome.

-         Sally : elle s’appelle Christine chez Stephen King avec une fin à la Terminator. Pas mal du tout.

-         Les mouches : pas compris, pas aimé !

-         Personne ici, sauf … : Les dangers de l’intelligence artificielle. Moyen.

-         Quelle belle journée ! : Très bonne nouvelle sur la nécessité de s’ouvrir sur l’extérieur et de ne pas rester confiné dans son petit monde.

-         Briseur de grève : Il n’y a pas de sot métier dit-on. Très bonne nouvelle sur le racisme à l’image de la société de caste indienne mais j’aurais imaginé une fin plus abrupte encore.

-         Introduisez la tête A dans le logement B : Qui ne s’est jamais pris la tête avec un mode d’emploi ? Une belle démonstration de l’humour asimovien.

-         Le sorcier à la page : un savant met au point un philtre d’amour moderne. Gare aux déceptions amoureuses ( et à celle du lecteur …)

-         Jusqu’à la quatrième génération : Rien compris !

-         L’amour, vous connaissez ? : Quand Asimov tourne en ridicule certains magazines de science-fiction de son époque, ça devient un vrai régal. Ma nouvelle préférée de ce recueil. Rires garantis !

-         La machine qui gagna la guerre : Quand finalement personne ne prend en compte le travail précédent des autres, d’où provient le résultat final ? Bonne idée mais assez décevant quand même.

-         Mon fils, le physicien : On peut avoir un gros QI, maman a toujours raison. Originale et tellement pleine de bon sens.

-         Les yeux ne servent pas qu’à voir : Bof

-         Ségrégationniste : Difficile de vous en parler sans tout raconter mais lisez-la, elle est très intéressante.


Lire Asimov est toujours une expérience intéressante, on en retire forcément quelque chose que ce soit des rires ou de la réflexion. Ce recueil est en plus particulièrement bien pensé, je le conseille à tous les amoureux de SF et d’Asimov.

 Merci à Dana et aux éditions Denoël !

Quand les ténèbres viendront – Isaac Asimov
Traduction Simone Hilling
Editions DENOËL collection Lunes d’encre
576 pages
Parution 04/06/2014





mardi 5 août 2014

Le retour d'un roi - William Dalrymple



Il y a 4 ans, je préparais le concours du Capes en histoire et la question au programme d’histoire contemporaine portait sur l’empire britannique. En étudiant un tel sujet, on ne peut pas passer à côté de la colonisation de l’Inde et d’un événement marquant de cette période : la révolte des cipayes de 1857.
Cette mutinerie des soldats indigènes engagés aux côtés des britanniques fut une des premières manifestations du rejet de l’occupant et un fait précurseur dans le développement du mouvement nationaliste indien . Trois raisons sont généralement invoquées pour expliquer la rébellion des soldats : l’envoi de certains d’entre eux outre-mer ( en contradiction avec le système de caste pour les Hindous), l’annexion d’une région dont d’autres étaient originaires et enfin l’utilisation d’un nouveau fusil obligeant les cipayes à retirer les cartouches avec leurs dents alors que celles-ci sont enduites de graisse animale.
Mais bien avant ces faits déclencheurs, le ver était déjà dans le fruit. Le mécontentement grondait déjà au sein des rangs. En effet, nombre d’entre eux étaient des survivants de la première guerre anglo-afghane de 1839-1842 qui fut un véritable désastre tant en pertes humaines qu’en prestige pour l’empire. Dans les manuels de concours, cette guerre n’était que très brièvement évoquée comme si elle n’était qu’un événement annexe et secondaire.
Je suis stupéfaite, après ma lecture du récit époustouflant de William Dalrymple, de constater à quel point cette guerre était très loin d’être une petite opération sans importance mais un véritable revers pour la politique, la diplomatie et la grandeur de l’empire !

En 1809, le Shah Shuja qui règne sur ce qui n’est alors que le royaume de Kaboul ( et non encore l’Afghanistan tel qu’on le connaît) est chassé de son trône par Dost Muhammad Khan représentant de la famille rivale à celle régnante. Le Shah s’abrite d’abord au royaume Sikh dont le roi le dépouille de ses biens avant de l’emprisonner. Shah Shuja parvient tout de même à s’enfuir et se réfugie sous la protection des britanniques alors bien installés en Inde. En Asie, la Russie et la Grande-Bretagne sont donc les deux puissances dominantes. L’influence des russes à la cour persane inquiète les britanniques, ils croient leurs possessions asiatiques menacées. Commence alors le Grand Jeu.
Le Shah de Kaboul est une aubaine pour les britanniques qui voient là le moyen de faire de l’Afghanistan un état-tampon qui les protégerait d’éventuelles attaques russes. Sous la pression de fausses rumeurs propageant l’idée que l’armée russe va marcher sur Kaboul, le gouverneur en poste de la compagnie des Indes, George Auckland, prend alors la décision d’aider Shah Shuja à retrouver son trône, le roi afghan devenant ainsi une marionnette aux mains de ses protecteurs. Mais Auckland ne sait pas encore dans quel bourbier il est allé se fourrer !

Dans Le retour d’un roi, William Dalrymple fait de cette première guerre anglo-afghane une grande fresque historique absolument passionnante et richement documentée. Il inclut dans son récit des extraits de correspondances, de mémoires, de journaux, de chroniques, aussi bien britanniques qu’afghanes. En effet, William Dalrymple est historien. Pour écrire ce récit, il s’est rendu sur place et a trouvé au fin fond d’une librairie une série de sources afghanes oubliées de l’historiographie occidentale jusqu’alors essentiellement orientée du point de vue britannique. Ces nouvelles sources ont permis de mieux connaître la vision afghane du conflit, de mieux comprendre les motifs et enjeux de la rébellion. Lorsque les multiples versions d’un fait divergent, il les présente toutes en les critiquant et en proposant celle qui lui paraît être la plus pertinente. L’ouvrage est également agrémenté de cartes, plans, illustrations, de biographies et d’une longue et riche bibliographie. Il ne s’agit donc pas d’un roman mais bien d’un récit basé sur des faits vérifiés, aucun détail n’est fictionnel et pourtant le tout se lit comme un roman :

“The aim is to get something that, while strictly non-fiction, from what is strictly in the archives, reads like fiction.”“You can't say 'It was a sunny day' unless something in the archives says that the sun was shining on that particular day.”

Le récit est donc constitué de nombreux extraits de ces archives plongeant le lecteur au coeur de l’événement. William Dalrymple rend ainsi la vie à tous ces protagonistes en nous faisant partager leurs pensées et sentiments les plus intimes ainsi que leur vision des faits auxquels ils assistent et participent.

La passe de Bolan
Après avoir lu Le retour d’un roi, il est difficile de ne pas voir en cette guerre entre britanniques et afghans un précédent de celle survenue récemment. Dans son dernier chapitre, William Dalrymple revient sur les similitudes et les différences entre ces deux conflits. Mais à travers l’histoire de ce pays, une constante se dégage : celle d’un peuple qui refuse obstinément et à raison une ingérence étrangère dans les affaires de son pays. Les caractéristiques extrêmes de son relief, de sa géographie, de ses populations sont un avantage indéniable pour ses dernières qui maîtrisent très bien le terrain. La méconnaissance des us et coutumes, de la vie des habitants et tout simplement du pays est un lourd handicap souvent déterminant. Ce qui a fait dire au major Broadfoot : « Nous échouons par ignorance. »

Par ignorance mais aussi par excès d’orgueil et d’incompétence. J’ai été sidérée de voir à quel point le pouvoir britannique a accumulé les erreurs stratégiques. Les officiers les plus compétents étaient écartés au profit d’autres totalement incapables et ignorants des questions afghanes. Ces mêmes officiers ont conduit l’armée britannique à la déroute la plus complète par leur obstination à ne pas écouter les conseils de leur entourage et notamment ceux de Shah Shuja qu’ils estimaient faible et inapte à gouverner. Pourtant le monarque s’est révélé bien plus perspicace que prévu.

Après avoir lu Le retour d’un roi et effrayé par sa lecture et les analogies entre sa situation et celle de son prédécesseur, le président Hamid Karzai invita William Dalrymple à Kaboul :

"Karzai called me to Kabul during Ramadan last year to talk to him about his forbear, Shah Shuja""Karzai refuses to be the West's puppet as he's determined not to repeat the mistakes of his ancestor"

Le plus extraordinaire est de constater l’impact qu’a eu cette lecture sur le président. William Dalrymple a même été contacté par l’ambassadeur britannique en place à Kaboul pour l’informer du durcissement des relations. A la suite de sa lecture, le président Karzai était devenu plus intransigeant.

William Dalrymple nous apprend également que cette guerre est restée très vivace dans les mémoires afghanes. Tout afghan connaît le nom des principaux protagonistes là où les britanniques les ont jetés aux oubliettes. Le chef spirituel des talibans, le mollah Omar, a d’ailleurs entériné sa prise de pouvoir par un geste identique à celui de Dost Mohammad Khan dans les mêmes conditions. Un autre aspect étonnant et qui conforte la ressemblance entre les deux situations est la configuration tribale de l’Afghanistan qui est sensiblement identique aux deux époques. D’ailleurs le mollah Omar est rattaché à la famille des Ghilzai, belle-famille de Dost Mohammad Khan tandis que le président Karzai est, lui, descendant du Shah Shuja. On comprend d’autant plus l’effet qu’a pu avoir l’histoire du Shah sur lui.

Le retour d’un roi est donc le résultat d’un travail de recherche et confrontation des archives remarquable et rigoureux . Ce récit historique magistral offre pour la première fois un regard inédit et complet sur la première guerre anglo-afghane qui régalera tous les amateurs de grandes fresques historiques ainsi que tous ceux qui s’interrogent sur l’Afghanistan.

Un immense merci à Babelio et aux éditions Noir sur Blanc pour cette fabuleuse lecture enrichissante !
Et bravo aux éditions Noir sur Blanc pour le travail d'édition remarquable. Le livre est magnifique avec un papier de qualité et un encart central contenant de très belles illustrations.




http://vimeo.com/98909818 intervention de William Dalrymple au festival Etonnants Voyageurs 2014