mercredi 17 avril 2013

L'Ensorcelée - Jules Barbey d'Aurevilly



J’ai fait la connaissance de Jules Barbey d’Aurevilly lorsque j’étais encore au lycée. Notre prof de français nous avait demandé de lire Une vieille maîtresse. Je me souviens d’avoir beaucoup apprécié cette lecture malgré une première moitié du livre ennuyeuse à mourir et qui aura eu raison du peu de courage de mes camarades de classe de l’époque. Mais pour les quelques rares téméraires qui ont poursuivi la lecture jusqu’au bout, leur volonté aura été récompensée par une deuxième moitié absolument passionnante pour laquelle je me rappelle mon enthousiasme.
Je n’avais pas renoué avec Barbey depuis lors, bien que ma bibliothèque comptât parmi ses rayonnages deux autres œuvres de cet auteur. J’ai donc proposé l’une d’entre elles, L’ensorcelée, en lecture commune. Je ne savais pas trop à quoi m’attendre et j’ai abordé ce roman sans aucun a priori. Et la surprise fut plutôt agréable.

L’ensorcelée est un roman qui oscille entre le fantastique et le réel. Barbey y a mis tous les ingrédients caractéristiques d’un roman fantastique : des personnages énigmatiques, une lande désolée et lugubre, des scènes étranges, des légendes et des superstitions, un brin de sorcellerie bref … un véritable cocktail détonnant.
Et parmi ces personnages énigmatiques, on compte surtout l’abbé de la Croix-Jugan, cet homme mystérieux qui fait tourner les têtes et le cœur des femmes jusqu’à leur complet dépérissement.
L’auteur l’assimile souvent à la figure du Diable, de par son aspect physique tout d’abord mais aussi par son comportement froid et distant. Le lecteur est pourtant dans la confidence et connaît l’histoire de l’abbé contrairement aux autres personnages. Mais malgré ça, il est resté quand même pour moi doté d’une aura mystérieuse tout au long du récit car finalement on ne sait pas tant de choses que ça sur son compte. Tantôt on le croit sans cœur et tantôt on le voit voler au secours d’une pauvre vieille mourante.
C’est une façon assez cruelle pour l’auteur d’aborder le thème de l’amour non partagé. La pauvre Jeanne n’est pas la première victime de l’abbé ce qui lui donne une dimension mystérieuse supplémentaire, comme si l’abbé avait le pouvoir d’ensorceler ses admiratrices. Que le lecteur ne s’imagine pas obtenir une explication à tout ça, il devra se contenter de son imagination et de ses propres suppositions.

Cette histoire de l’abbé de la Croix-Jugan nous est rapportée par le narrateur qui la tient lui-même d’un fermier rencontré au hasard d’un voyage et complétée ensuite par ses propres recherches. Le procédé est intelligent car il excite la curiosité du lecteur. Qui n’aime pas qu’on lui raconte les vieilles histoires, les légendes d’un village ou d’une région ?
Qui plus est, Barbey nous relate tout ça dans un style magnifique où il n’hésite pas à utiliser le patois local normand ce qui donne encore plus d’authenticité et de réalisme au texte.
Il ancre son récit dans un contexte particulier qui est celui de la chouannerie normande. Il est vrai qu’en ce qui concerne la chouannerie, on pense surtout à la Vendée et j’ai trouvé très intéressant que Barbey nous parle de ce qu’il en était de ce mouvement contre-révolutionnaire dans une autre région ( la sienne et aussi celle où j’ai grandi ). Le contexte lui donne d’ailleurs l’occasion de nous exposer ses vues politiques : clairement royaliste, Barbey nous dresse un portrait très sombre et pessimiste de la France sous la République puis l’Empire.

J’ai donc beaucoup apprécié cette lecture, son côté à la fois fantastique et réel, le savant dosage des éléments fantastiques qui nous fait parfois douter, l’immersion dans la vie d’une région au temps de la chouannerie, le fait que Barbey soit très cru dans les faits qu’il raconte. Violence des actes et violence des sentiments, il n’épargne en rien le lecteur.
Un roman très fort, puissant où l’on ne s’ennuie pas à un seul instant. Il ne me reste plus qu’à sortir Les Diaboliques de ma bibliothèque.

Les avis aussi enthousiastes de Marie et Jérôme.

lundi 15 avril 2013

L'écume des jours - Boris Vian



L’écume des jours est probablement le plus célèbre et le plus apprécié des romans de Boris Vian. Et pourtant, la magie n’a pas opéré sur moi. C’est étrange car je suis en général plutôt réceptive aux œuvres de Boris Vian. Bon, il est vrai que j’ai principalement lu ses romans noirs mais j’avais également beaucoup apprécié, dans un registre différent, L’herbe rouge.
Alors pourquoi ça n’a pas pris avec L’écume des jours ?

J’ai, en fait, eu des difficultés à entrer dans l’univers créé par Vian. Il manipule les codes et les règles de la nature, renverse nos perceptions et j’ai eu du mal à m’adapter. Je reconnais pourtant qu’il a réussi à donner un côté assez poétique à l’ensemble mais c’était, je crois, beaucoup trop décalé pour moi.
Il joue aussi beaucoup avec les mots, c’est amusant à certains moments mais incompréhensible à d’autres. Certains passages me sont restés totalement hermétiques comme celui de la cérémonie du mariage à l’église. J’ai donc été un peu perdue dans cette lecture, tiraillée entre la poésie et le burlesque qui, pour moi, ne faisaient pas bon ménage.

De plus, je ne suis pas particulièrement fan de jazz, je n’y connais rien et ce n’est pas un genre musical qui m’attire. De ce fait, les nombreuses références et l’atmosphère très « jazzy » du récit ont constitué autant de barrières supplémentaires à mon intérêt. Ceci dit, je reconnais que le « pianocktail » est une invention très originale ( est-ce que ça marche aussi avec du rock ?).

J’ai trouvé qu’il y avait aussi des choses intéressantes au niveau des thèmes abordés, notamment on y retrouve la conception de Boris Vian sur le travail, sur le rapport à l’argent de façon générale, sur les différences sociales mais aussi sur les addictions.

Et puis, cette histoire est quand même incroyablement triste dans toutes ses dimensions bien que le dévouement dont font preuve Colin envers Chloé et Alise envers Chick soient très touchants et même effrayant en ce qui concerne Alise et Chick. D’ailleurs, les chapitres relatifs à la façon dont Alise essaie de guérir de son addiction celui qu’elle aime m’ont rappelé l’atmosphère des romans noirs de Vian.

L’idée que toutes les choses « meurent » en même temps que Chloé est bien trouvée mais accentue encore plus le côté dramatique : l’appartement qui rapetisse au fil des jours, les rayons du soleil qui n’entrent plus par les fenêtres … le tout pour aboutir à une fin tragique pour tous les personnages de ce conte pessimiste qui se termine mal.

Et le lecteur referme ce livre avec un gros nénuphar dans le cœur.

Merci à Nelcie pour l'organisation de cette LC.

Ici les avis plus enthousiastes de : Amanite, Aude13

dimanche 14 avril 2013

Le Zéro et l'Infini - Arthur Koestler



« Les personnages de ce livre sont imaginaires. Les circonstances historiques ayant déterminé leurs actes sont authentiques. La vie de N.-S. Roubachof est la synthèse des vies de plusieurs hommes qui furent les victimes des soi-disant procès de Moscou. Plusieurs d’entre eux étaient personnellement connus de l’auteur. Ce livre est dédié à leur mémoire. »

Ainsi commence Le zéro et l’infini d’Arthur Koestler. On y suit le parcours d’un haut responsable du parti communiste russe N.S. Roubachof de son arrestation à sa condamnation. Nous sommes en Russie sous Staline à l’époque des grandes purges et des procès de Moscou. Roubachof est un « ancien » du parti, il a participé aux Révolutions de 1917 et, de ce fait, est fortement imprégné des idéaux révolutionnaires de l’époque, idéaux que Staline a, selon lui, trahi. Roubachof s’engage alors dans l’opposition mais finit par être démasqué.
Les interrogatoires qu’il subit et les périodes qu’il passe dans sa cellule sont l’occasion de revenir sur son action, ses choix, sa vision de ce qu’est devenue la Révolution.

A travers ce récit, Koestler décortique la mentalité des partisans du régime stalinien et celle de ses opposants. L’analyse qu’il fait du régime se base sur le titre même du récit : le zéro représente alors la place de l’individu au sein de la société communiste russe, l’être humain en tant qu’entité individuelle n’existe pas et doit se sacrifier au bénéfice de la communauté : l’infini. La communauté est tout et l’individu n’est rien. A partir de cette « philosophie », tout est alors excusable, peu importe que certains meurent de famine, peu importe que d’autres soient arrêtés et condamnés arbitrairement, tant que tout cela participe au bien collectif.

Pour les partisans du régime, l’URSS est une grande expérience unique dans le monde et dans l’Histoire. Et une expérience n’est pas complètement prévisible et peut amener à faire des erreurs. Mais seule l’expérimentation permet d’évoluer. Peu importent les dommages collatéraux, la fin justifie les moyens.
« Chaque année plusieurs millions d’humains sont tués sans aucune utilité par des épidémies et autres catastrophes naturelles.[…] La nature est généreuse dans les expériences sans objet auxquelles elle se livre sur l’homme. Pourquoi l’humanité n’aurait-elle pas le droit d’expérimenter sur elle-même ? »

De son côté Roubachof couche par écrit ses propres réflexions, tente de comprendre comment l’idéal révolutionnaire original a pu dévier vers un régime politique autoritaire où les libertés ont disparu, il élabore des théories que ses accusateurs critiquent par la suite apportant leurs propres contre-arguments. Le tout est extrêmement intéressant, pousse le lecteur à réfléchir et à se poser des questions.

J’ai trouvé ce récit extrêmement fort et poignant. J’ai adoré le personnage de Roubachof, qui loin d’être un héros, se comporte en humain avec ses forces et ses faiblesses. Il témoigne également de la grande difficulté à assumer ses idées et ses opinions dans un régime aussi oppressif et répressif, comment sauver sa tête sans en dénoncer d’autres ? J’ai admiré la force et l’intelligence avec laquelle il a résisté et répondu à l’interrogatoire de Gletkin, Gletkin modèle parfait de l’agent russe endoctriné et appliquant à la lettre toutes les ruses du système pour faire avouer aux condamnés des faits qu’ils n’ont jamais commis. Roubachof démonte les arguments de Gletkin en en faisant ressortir l’absurdité et l’incohérence donnant des passages assez jouissifs à la lecture.

Une scène m’a particulièrement touchée, c’est celle où à l’occasion d’une promenade au sein du centre de détention, Roubachof échange quelques mots avec un nouvel arrivé, occupant de la cellule à côté de la sienne. Le pauvre homme est originaire d’un « petit état du sud-est de l’Europe » où il a passé vingt ans en prison avant d’être envoyé en Russie. Il semble avoir perdu l’esprit mais pourtant cet échange entre lui et Roubachof est très révélateur de la désillusion qu’ont connu nombre de soviétiques à l’époque :
« Je n’y peux rien, dit-il à voix basse. On m’a mis dans le mauvais train.
- Comment ça ? demanda Roubachof
Rip Van Winkle lui sourit de son air doux et triste.
« A mon départ, ils m’ont emmené à la mauvaise gare, dit-il, et ils ont cru que je ne m’en étais pas aperçu. Ne dites à personne que je le sais. »
La Russie telle qu’elle est en réalité est bien loin de l’image de la Russie soviétique idéale telle que la véhicule la propagande communiste.

Le Zéro et l’infini est un récit extrêmement stimulant intellectuellement, le fait qu’il se base sur des faits réels en accroît d’autant plus la force et l’intérêt. Koestler a effectué là un travail remarquable et cet ouvrage devrait être plus connu et plus lu qu’il ne l’est. Le style est agréable, on sent la maîtrise de l’argumentation, la logique du texte et l’intelligence de celui qui l’a écrit. Voilà un livre que je relirai assurément et qui gagnerait à être étudié et davantage lu.