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samedi 6 juin 2015

Robinson Crusoé - Daniel De Foe





« Puisqu’il nous faut absolument des livres, il en existe un qui fournit, à mon gré, le plus heureux traité d’éducation naturelle. Ce livre sera le premier que lira mon Émile ; seul il composera durant longtemps toute sa bibliothèque, et il y tiendra toujours une place distinguée. Il sera le texte auquel tous nos entretiens sur les sciences naturelles ne serviront que de commentaire, il servira d’épreuve durant nos progrès à l’état de notre jugement ; et, tant que notre pur ne sera pas gâté, sa lecture nous plaira toujours. Quel est donc ce merveilleux livre ? Est-ce Aristote ? Est-ce Pline ? Est-ce Buffon ? Non ; c’est Robinson Crusoé. »
 Rousseau - Emile ou de l'éducation


Dès notre plus tendre enfance, notre imaginaire est nourri de contes, légendes et histoires dont on a parfois du mal à connaître l’origine mais qui finissent par nous être si familières qu’on se retrouve tout étonné, lorsque parvenus à l’âge adulte, nous redécouvrons ces personnages et aventures fabuleuses et que nous nous apercevons à quel point ces petites histoires que l’on croyait enfantines sont riches en enseignement et bien plus complexes qu’elles ne le laissent paraître.
Robinson Crusoé fait partie de ces mythes littéraires qui font la richesse de notre patrimoine culturel mondial. Précurseur d’un genre , la vie de cet aventurier fictif créé par Daniel De Foe a inspiré par la suite nombre d’autres récits, films et œuvres en tout genre que l’on a coutume de désigner sous le nom explicite de « Robinsonnades ». Les exemples sont légion mais parmi les plus célèbres on peut citer Le Robinson Suisse de Johann David Wyss, Sa Majesté des Mouches de William Golding, L’Île mystérieuse de Jules Verne et la célèbre réécriture Vendredi ou les limbes du Pacifique par Michel Tournier.

Je me souviens qu’en classe de 5ème, ma professeur de français avait choisi de nous faire étudier la version pour enfants du roman de Michel Tournier : Vendredi ou la vie sauvage. Et je me rappelle à quel point j’avais été déçue de ce choix car «  je connais déjà l’histoire euh ! Moi je veux lire Fantômette !». Plus de vingt ans après et sur les conseils insistants de mon mari, j’ai voulu revenir à la source et redécouvrir les aventures de Robinson Crusoé par Daniel De Foe.
Je sais qu’il existe une traduction toute récente du roman, néanmoins j’ai lu celle qui faisait foi depuis le XIXème siècle c’est-à-dire la traduction de Petrus Borel que j’ai beaucoup appréciée malgré quelques tournures étonnantes ( apparemment le style de De Foe n’a pas été respecté) et les quelques coquilles que comportait mon édition. A ce propos, j’ai lu une édition poche GF-Flammarion vieille de vingt ans et pourtant le livre est comme neuf, les pages sont toujours d’un blanc éclatant, je ne peux pas en dire autant de mon édition du même âge d’Une vieille maîtresse de Barbey d’Aurevilly chez Folio … ( les éditions GF-Flammarion sont définitivement mes éditions poche préférées !)

Premier constat, je me suis rendue compte que j’ignorais complètement ( ou avait complètement oublié ?) quelle avait été la vie de Robinson avant le naufrage et son arrivée sur l’île c’est-à-dire de quel milieu social il était, quelles étaient les raisons de son voyage en mer et quelles étaient les circonstances du naufrage etc … Et j’ai donc découvert un jeune homme de condition moyenne que son père souhaitait voir prendre le même chemin que lui : celui d’une vie douce et tranquille, certes modeste mais à l’abri des vicissitudes de la pauvreté et de l’ambition. Mais la jeunesse est folle et veut voir le monde, Robinson fait peu de cas des désirs et des avertissements d’un père au discours prophétique et fuit le foyer familial. Ses premiers pas chaotiques sur les ponts des navires sont bien près de le faire revenir à la raison et par là même à la maison. Mais la jeunesse est folle et surtout entêtée. Robinson persiste dans sa voie maritime, traverse moultes péripéties qui sont pour le personnage autant de mauvais présages et pour le lecteur autant d’occasions d’appréhender la mentalité de l’époque ( nous sommes au XVIIème siècle) que de s’en offusquer. Ne serait-ce qu’à travers les raisons qui poussent Robinson à effectuer le voyage au cours duquel il fera naufrage. Seul rescapé de la catastrophe, Robinson nage jusqu’à une île déserte et doit alors organiser sa survie.

Deuxième constat, j’ai réalisé à quel point Robinson Crusoé était un roman riche aux visions et interprétations multiples. Au-delà du simple récit d’aventure propre à enthousiasmer et faire rêver les enfants, le roman se pose en véritable éloge de la civilisation britannique et se fait le chantre du colonialisme à travers une allégorie de l’empire britannique qui transpire à travers différents détails.
La vision colonialiste transparaît principalement à travers la relation Robinson/Vendredi qui est une relation de dominant à dominé. Robinson ne traite pas Vendredi en égal mais bien en inférieur qu’il se doit d’amener à la civilisation. Robinson va ainsi instruire Vendredi et lui inculquer son mode de vie, sa culture, sa religion. Pas un seul instant il n’a la curiosité de s’intéresser à la vie de Vendredi qui est natif de la contrée et doit donc savoir bien mieux que Robinson comment exploiter les ressources de l’île et vivre en harmonie avec elle. Le seul passage où il y a réellement échange c’est au sujet de la religion, les questions de Vendredi sont d’ailleurs croustillantes et mettent Robinson dans l’embarras. Mais en dehors de ce point, le roman est une véritable vitrine des mentalités de son époque.

Seul sur son île, Robinson se l’approprie complètement, elle devient sa possession personnelle, son domaine en lequel il est souverain tout puissant. Vendredi est son sujet et de même sont ceux par qui viendra sa délivrance. Ne se fait-il pas d’ailleurs nommé gouverneur ? Ne fait-il pas de l’île sa colonie qu’il vient visiter une fois retourné dans le monde ? Et c’est précisément ce qui a amené certains commentateurs à faire de Robinson Crusoé une allégorie de l’empire britannique. Ainsi pour eux, la caverne que creuse Robinson afin d’y mettre ses affaires en sûreté est un rappel de l’activité minière de la Grande-Bretagne, activité à laquelle elle devra sa puissance ( argument un peu anachronique non ?)
Robinson ne manque pas non plus de louer l’humanisme britannique et la grandeur de la civilisation britannique en n’hésitant pas à pointer du doigt l’autre grande puissance de l’époque : l’Espagne. Ainsi Robinson s’offusque-t-il des massacres perpétrés sur les indiens d’Amérique par la couronne espagnole ( mais par contre la traite négrière et l’esclavagisme ne semblent pas lui poser de problèmes de conscience …).

J’ai été très surprise par les premières lignes qui décrivent les premiers pas de Robinson sur l’île. Je m’attendais à des pleurs, des lamentations et bien que De Foe nous fasse part un peu plus loin au cours du récit des états d’âme de son survivant, j’ai trouvé, au lieu d’un personnage désemparé et complètement perdu, un homme d’un flegme et d’un pragmatisme étonnants. Immédiatement, Robinson réagit, tire de l’épave du navire tout ce qui peut lui être utile, cherche un lieu où s’installer tout en étant à l’abri d’éventuels sauvages ou animaux et tout en pouvant surveiller l’horizon.
Et pendant une grande partie du roman, Robinson décrit dans les moindres détails tout ce qu’il entreprend. Bien qu’il ait pu récupérer pas mal de choses sur le navire et notamment des armes et des vivres, il doit tout de même voir plus loin et envisager le moment où ses réserves seront épuisées.
Ces pages peuvent peut-être ennuyer le lecteur par l’abondance de détails qui lui paraîtront peu intéressants. Pour ma part, ça m’a passionnée ! Parti du foyer familial en affirmant qu’il ne savait rien faire, Robinson doit tout apprendre, exercer tous les métiers. Il est gestionnaire, compte tout, vivres, munitions, poudre, le temps … Il est bucheron,charpentier, menuisier, mineur, agriculteur, chasseur, potier, tailleur, boulanger. Il y a ce passage magnifique où il fait remarquer que dans notre société confortable on ne s’imagine pas le travail qu’il y a derrière un simple morceau de pain. Et cet autre passage où il doit s’y reprendre à maintes et maintes reprises pour obtenir un simple pot en terre dans lequel conserver ses aliments ou les faire cuire. Robinson pourrait nous apparaître comme un surhomme mais il n’en est rien car il peine et commet des erreurs.
Robinson transporte ainsi la civilisation qu’il connaît sur son île. Mieux, il recréé une civilisation débarrassée du vice de l’argent et de l’ambition, il aimerait tant échanger toutes ces pièces d’or contre de simples ustensiles de cuisine ou une simple paire de chaussures. Ceci dit, tout en maugréant sur l’inutilité de l’argent sur l’île, Robinson n’en récupère et conserve pas moins tout celui qu’il trouve ! « Money It's a gas Grab that cash with both hands and make a stash »

Eloge de la civilisation et en particulier de la civilisation britannique, Robinson Crusoé est aussi un roman moral d’apprentissage aux nombreuses références religieuses et philosophiques.

Le roman prend à de nombreuses reprises modèle sur la Bible. La vie de Robinson se calque tour à tour sur celles de différents prophètes. D’une façon générale il est Job, celui qui pouvait tout avoir et mener une vie tranquille jusqu’à ce que Dieu en décide autrement, lui fasse tout perdre pour lui rendre au centuple à la fin. Dans la première partie du roman, il est Jonas, celui qui semble porter malheur à tous les navires sur lesquels il pose les pieds. Puis sur l’île, il est Adam. Dans les descriptions et la narration de De Foe, les allusions au Paradis biblique et à la Genèse sont évidentes.
Robinson, c’est celui qui ignorait Dieu et qui, par ses aventures, va progressivement « rentrer dans le droit chemin ». Robinson Crusoé, c’est aussi le récit d’une repentance, d’une expiation. La faute commise est de n’avoir pas écouté les avertissements et conseils du père, d’avoir voulu braver le destin. La révélation se fait lors d’un rêve, dès lors, Robinson se réfugie dans la religion, étudie la Bible, prie. De là, quelques belles lignes de morale chrétienne nous invitent à tempérer nos ambitions, à apprendre à nous satisfaire de ce que l’on possède déjà, de ne pas convoiter les richesses d’un plus aisé que nous, penser que notre sort est bien plus enviable que celui de certains autres et que la situation pourrait toujours être pire que ce qu’elle est.
Mais De Foe inclut également dans son texte quelques références philosophiques. J’ai surtout remarqué celles tenant aux idées de John Locke sur l’argent et la propriété : dans l’état de nature, l’homme ne recherche que ce dont il a besoin, il ne lui sert à rien d’accumuler. La situation de Robinson correspond justement à celle de l’homme dans l’état de nature : il est seul, n’a aucune concurrence pour la nourriture, il lui est donc inutile de faire des réserves de denrées amenées à se gâter et ne recueille donc que le nécessaire.
J’ai cru comprendre que De Foe s’inspirait aussi d’idées sur le travail et la vie en société, la solitude et l’isolement. Je ne peux malheureusement pas vous en parler car je n’ai pas approfondi la question et mes connaissances en philosophie sont limitées.

Sur la forme, Robinson Crusoé est écrit à la première personne, c’est donc Robinson lui-même qui nous narre ses aventures. Cette vision auto centrée participe elle aussi à mettre l’accent sur l’homme blanc, civilisé. C’est Robinson le héros. Michel Tournier prendra le contrepied de cette vision. Je vous en parlerai très bientôt car j’ai l’intention de le lire pour faire la comparaison.
Ce qui m’ a surprise c’est que à un moment donné, alors que la narration s’effectuait normalement jusque là, De Foe adopte la forme du journal. Je n’ai rien contre sauf qu’il l’abandonne complètement quelques pages plus loin. Je pense qu’il a voulu cantonner l’emploi du journal à toute cette période où Robinson est seul et effectue des tâches quotidiennes répétitives. D’ailleurs , j’ai trouvé que les répétitions se sentaient un peu trop. Mais dès que l’action reprend véritablement lorsque Robinson découvre une empreinte de pas, la forme du journal est interrompue et la narration reprise normalement. Autre défaut, la fin est complètement bâclée, je n’ai pas compris, on dirait que De Foe a cherché à se débarrasser au plus vite, c’est très étonnant.

Néanmoins, j’ai adoré cette lecture qui m’a encore fait rêver malgré que l’histoire soit connue. On peut vraiment dire que j’ai redécouvert le mythe de Robinson. C’est un roman qui, avec toute sa richesse cachée, reste un grand roman d’aventure. J’ai hâte de lire la version de Michel Tournier !

jeudi 4 décembre 2014

Noces de cire - Rupert Thomson



J’aime beaucoup les romans consacrés à des artistes, en particulier les peintres et les sculpteurs. Lorsque j’ai lu que celui-ci avait pour personnage principal un sculpteur sur cire, ça m’a tout de suite intéressée. Je n’ai pas tilté sur le coup mais une fois ma lecture entamée, ça m’est revenu. J’avais vu il y a un certain temps déjà un documentaire qui parlait justement d’un sculpteur sur cire aux inspirations plutôt morbides. Eh bien c’est lui que Rupert Thomson a choisi pour héros de son roman.

Gaetano Zummo ( Zumbo) a vécu au XVIIème siècle en Italie. Il a notamment été appelé à Florence par le grand-duc de Toscane Cosme de Médicis pour lequel il a effectué plusieurs œuvres.
Zumbo était particulièrement attiré par l’anatomie qu’il a étudiée à Rome et à Bologne. Ses œuvres s’apparentent plus à des études qu’à de simples représentations du « Beau ». Après avoir quitté le grand-duc, Zumbo s’associe avec un chirurgien français auprès duquel il exécute d’incroyables pièces anatomiques si réalistes et précises qu’elles furent présentées à l’Académie des Sciences.
On lui doit aussi, parmi les ouvrages réalisés pour Cosme, de véritables tableaux de cire représentant les différents stades de décomposition du corps humain. Les maladies dont la peste et la syphilis furent pour lui de véritables objets d’étude.

Dans son roman, Rupert Thomson retrace la partie de la vie de Zumbo qu’il a passée à Florence. Son récit s’entrecoupe des souvenirs de Zumbo attachés à sa Sicile natale et à la famille qu’il a laissée derrière lui, à ses relations violentes avec son frère qui le déteste, et aux rumeurs scandaleuses qui traînent dans son sillage.
Installé à Florence, Zumbo se sent surveillé. Sa réputation l’a peut-être précédé, il craint que ses rapports avec le grand-duc n’en souffrent voire pis, sa vie pourrait être en danger. Car Cosme mène à Florence une politique de mœurs intransigeante où les Dominicains semblent contrôler la vie des citoyens rappelant les heures sombres de l’époque de Savonarole.

La Peste - Gaetano Zumbo (1680-1700)
J’ai un avis finalement assez mitigé sur ce roman. Le sujet me parlait énormément, j’ai adoré redécouvrir cet artiste dont j’avais oublié l’existence, j’ai énormément apprécié cette plongée dans la Florence du XVIIème siècle dont Rupert Thomson retranscrit merveilleusement bien l’atmosphère lourde de tension permanente. Il donne de nombreuses informations sur la vie quotidienne florentine, sa population et son administration. L’auteur nous emmène dans les rues de la ville à travers les quartiers dont les noms nous sont aujourd’hui encore familiers, au pied des grands monuments mais aussi à l’intérieur du ghetto juif.
Toutefois, l’auteur prend des libertés par rapport à l’histoire et encore une fois, il ne fait aucune mention de ses sources de documentation et ne précise pas au lecteur jusqu’où il est allé dans le fictionnel. C’est dommage. Bon certes, le lecteur peut faire le travail lui-même en effectuant ses propres recherches mais ce n’est pas si évident. Par exemple, je n’ai trouvé aucune mention de la commande principale demandée à Zumbo par Cosme dont il est question dans le livre. J’imagine aussi que les rapports entre Cosme et son épouse ont une part de vérité mais jusqu’à quel point ?
Mais ce n’est pas ce qui m’a le plus gênée dans cette lecture, c’est surtout la romance entre Zumbo et une jeune fille qu’il rencontre. J’ai trouvé qu’elle prenait trop de place et que le texte en souffrait par trop de longueurs.
En fait, j’ai été plus attirée par les détails annexes et le contexte que par l’intrigue principale. J’aurais aimé que l’auteur insiste plus sur l’artiste et son travail.
Néanmoins, Noces de cire reste un roman historique agréable et bien écrit.

Note : D’après Wikipédia, il existe un autre roman historique ( apparemment très documenté) consacré à Gaetano Zumbo écrit par Christine Brusson et publié aux éditions des Equateurs en 2010 : La Splendeur du soleil. A voir …


Merci aux éditions Denoël.



Noces de cire - Rupert Thomson
Editions Denoël - Collection Denoël et d'ailleurs
Traduction : Sophie Aslanides
400 pages
Parution : 09-10-2014

mardi 5 août 2014

Le retour d'un roi - William Dalrymple



Il y a 4 ans, je préparais le concours du Capes en histoire et la question au programme d’histoire contemporaine portait sur l’empire britannique. En étudiant un tel sujet, on ne peut pas passer à côté de la colonisation de l’Inde et d’un événement marquant de cette période : la révolte des cipayes de 1857.
Cette mutinerie des soldats indigènes engagés aux côtés des britanniques fut une des premières manifestations du rejet de l’occupant et un fait précurseur dans le développement du mouvement nationaliste indien . Trois raisons sont généralement invoquées pour expliquer la rébellion des soldats : l’envoi de certains d’entre eux outre-mer ( en contradiction avec le système de caste pour les Hindous), l’annexion d’une région dont d’autres étaient originaires et enfin l’utilisation d’un nouveau fusil obligeant les cipayes à retirer les cartouches avec leurs dents alors que celles-ci sont enduites de graisse animale.
Mais bien avant ces faits déclencheurs, le ver était déjà dans le fruit. Le mécontentement grondait déjà au sein des rangs. En effet, nombre d’entre eux étaient des survivants de la première guerre anglo-afghane de 1839-1842 qui fut un véritable désastre tant en pertes humaines qu’en prestige pour l’empire. Dans les manuels de concours, cette guerre n’était que très brièvement évoquée comme si elle n’était qu’un événement annexe et secondaire.
Je suis stupéfaite, après ma lecture du récit époustouflant de William Dalrymple, de constater à quel point cette guerre était très loin d’être une petite opération sans importance mais un véritable revers pour la politique, la diplomatie et la grandeur de l’empire !

En 1809, le Shah Shuja qui règne sur ce qui n’est alors que le royaume de Kaboul ( et non encore l’Afghanistan tel qu’on le connaît) est chassé de son trône par Dost Muhammad Khan représentant de la famille rivale à celle régnante. Le Shah s’abrite d’abord au royaume Sikh dont le roi le dépouille de ses biens avant de l’emprisonner. Shah Shuja parvient tout de même à s’enfuir et se réfugie sous la protection des britanniques alors bien installés en Inde. En Asie, la Russie et la Grande-Bretagne sont donc les deux puissances dominantes. L’influence des russes à la cour persane inquiète les britanniques, ils croient leurs possessions asiatiques menacées. Commence alors le Grand Jeu.
Le Shah de Kaboul est une aubaine pour les britanniques qui voient là le moyen de faire de l’Afghanistan un état-tampon qui les protégerait d’éventuelles attaques russes. Sous la pression de fausses rumeurs propageant l’idée que l’armée russe va marcher sur Kaboul, le gouverneur en poste de la compagnie des Indes, George Auckland, prend alors la décision d’aider Shah Shuja à retrouver son trône, le roi afghan devenant ainsi une marionnette aux mains de ses protecteurs. Mais Auckland ne sait pas encore dans quel bourbier il est allé se fourrer !

Dans Le retour d’un roi, William Dalrymple fait de cette première guerre anglo-afghane une grande fresque historique absolument passionnante et richement documentée. Il inclut dans son récit des extraits de correspondances, de mémoires, de journaux, de chroniques, aussi bien britanniques qu’afghanes. En effet, William Dalrymple est historien. Pour écrire ce récit, il s’est rendu sur place et a trouvé au fin fond d’une librairie une série de sources afghanes oubliées de l’historiographie occidentale jusqu’alors essentiellement orientée du point de vue britannique. Ces nouvelles sources ont permis de mieux connaître la vision afghane du conflit, de mieux comprendre les motifs et enjeux de la rébellion. Lorsque les multiples versions d’un fait divergent, il les présente toutes en les critiquant et en proposant celle qui lui paraît être la plus pertinente. L’ouvrage est également agrémenté de cartes, plans, illustrations, de biographies et d’une longue et riche bibliographie. Il ne s’agit donc pas d’un roman mais bien d’un récit basé sur des faits vérifiés, aucun détail n’est fictionnel et pourtant le tout se lit comme un roman :

“The aim is to get something that, while strictly non-fiction, from what is strictly in the archives, reads like fiction.”“You can't say 'It was a sunny day' unless something in the archives says that the sun was shining on that particular day.”

Le récit est donc constitué de nombreux extraits de ces archives plongeant le lecteur au coeur de l’événement. William Dalrymple rend ainsi la vie à tous ces protagonistes en nous faisant partager leurs pensées et sentiments les plus intimes ainsi que leur vision des faits auxquels ils assistent et participent.

La passe de Bolan
Après avoir lu Le retour d’un roi, il est difficile de ne pas voir en cette guerre entre britanniques et afghans un précédent de celle survenue récemment. Dans son dernier chapitre, William Dalrymple revient sur les similitudes et les différences entre ces deux conflits. Mais à travers l’histoire de ce pays, une constante se dégage : celle d’un peuple qui refuse obstinément et à raison une ingérence étrangère dans les affaires de son pays. Les caractéristiques extrêmes de son relief, de sa géographie, de ses populations sont un avantage indéniable pour ses dernières qui maîtrisent très bien le terrain. La méconnaissance des us et coutumes, de la vie des habitants et tout simplement du pays est un lourd handicap souvent déterminant. Ce qui a fait dire au major Broadfoot : « Nous échouons par ignorance. »

Par ignorance mais aussi par excès d’orgueil et d’incompétence. J’ai été sidérée de voir à quel point le pouvoir britannique a accumulé les erreurs stratégiques. Les officiers les plus compétents étaient écartés au profit d’autres totalement incapables et ignorants des questions afghanes. Ces mêmes officiers ont conduit l’armée britannique à la déroute la plus complète par leur obstination à ne pas écouter les conseils de leur entourage et notamment ceux de Shah Shuja qu’ils estimaient faible et inapte à gouverner. Pourtant le monarque s’est révélé bien plus perspicace que prévu.

Après avoir lu Le retour d’un roi et effrayé par sa lecture et les analogies entre sa situation et celle de son prédécesseur, le président Hamid Karzai invita William Dalrymple à Kaboul :

"Karzai called me to Kabul during Ramadan last year to talk to him about his forbear, Shah Shuja""Karzai refuses to be the West's puppet as he's determined not to repeat the mistakes of his ancestor"

Le plus extraordinaire est de constater l’impact qu’a eu cette lecture sur le président. William Dalrymple a même été contacté par l’ambassadeur britannique en place à Kaboul pour l’informer du durcissement des relations. A la suite de sa lecture, le président Karzai était devenu plus intransigeant.

William Dalrymple nous apprend également que cette guerre est restée très vivace dans les mémoires afghanes. Tout afghan connaît le nom des principaux protagonistes là où les britanniques les ont jetés aux oubliettes. Le chef spirituel des talibans, le mollah Omar, a d’ailleurs entériné sa prise de pouvoir par un geste identique à celui de Dost Mohammad Khan dans les mêmes conditions. Un autre aspect étonnant et qui conforte la ressemblance entre les deux situations est la configuration tribale de l’Afghanistan qui est sensiblement identique aux deux époques. D’ailleurs le mollah Omar est rattaché à la famille des Ghilzai, belle-famille de Dost Mohammad Khan tandis que le président Karzai est, lui, descendant du Shah Shuja. On comprend d’autant plus l’effet qu’a pu avoir l’histoire du Shah sur lui.

Le retour d’un roi est donc le résultat d’un travail de recherche et confrontation des archives remarquable et rigoureux . Ce récit historique magistral offre pour la première fois un regard inédit et complet sur la première guerre anglo-afghane qui régalera tous les amateurs de grandes fresques historiques ainsi que tous ceux qui s’interrogent sur l’Afghanistan.

Un immense merci à Babelio et aux éditions Noir sur Blanc pour cette fabuleuse lecture enrichissante !
Et bravo aux éditions Noir sur Blanc pour le travail d'édition remarquable. Le livre est magnifique avec un papier de qualité et un encart central contenant de très belles illustrations.




http://vimeo.com/98909818 intervention de William Dalrymple au festival Etonnants Voyageurs 2014



vendredi 4 juillet 2014

Notre île sombre - Christopher Priest



Le continent africain est ravagé par une guerre nucléaire. Des réfugiés affluent en masse sur les côtes occidentales. La Grande-Bretagne doit accueillir sur son sol plusieurs centaines de milliers de ces survivants mais les autorités sont dépassées et peinent à organiser leur prise en charge. De nombreux africains se retrouvent livrés à eux-mêmes dans un pays qu’ils ne connaissent pas. Les heurts et les incidents avec la population locale ne se font pas attendre. Au même moment, un gouvernement conservateur et extrémiste est porté au pouvoir.

En 1971, Christopher Priest publiait son premier roman d’anticipation Fugue for a darkening island, traduit en français sous le titre Le Rat Blanc.
Cette année paraît une version revisitée de ce même roman : Notre île sombre. Les raisons qui ont poussé Christopher Priest à reprendre son texte initial trouvent leur origine dans deux critiques parues à l’époque et qui accusaient Priest de prendre parti politiquement. Bien que la rédaction de son roman fut influencée par l’actualité du moment, à savoir les violences quotidiennes en Irlande du Nord et l’arrivée d’un flux massif de migrants indiens, Christopher Priest se défendait d’avoir écrit selon une quelconque visée politique. Félicité d’abord d’avoir dénoncé un racisme latent dans la société britannique, il fut ensuite et de façon contradictoire accusé lui-même de xénophobie. Afin de mettre les choses au clair de ce côté, l’auteur a donc souhaité réécrire son texte en l’expurgeant de tout passage susceptible de mener à une éventuelle interprétation sur ses propres opinions. Christopher Priest avait pour unique but de décrire et proposer un aperçu des effets d’une situation catastrophique.

Le thème du roman reste très actuel. L’immigration et l’intégration des étrangers demeurent des sujets brûlants de notre actualité. Parmi les réactions à cette situation tendue, deux tendances se dessinent nettement. D’un côté, les défenseurs de l’identité nationale exigent une assimilation totale du migrant ou son renvoi définitif si refus de se conformer aux us et coutumes du pays accueillant. De l’autre, les partisans du vivre ensemble prônent la tolérance, la diversité des cultures est pour eux une source de richesse.
Mais une troisième tendance est souvent oubliée et c’est à celle-ci que Christopher Priest donne la parole.
Son personnage principal Alan Whitman est un homme lambda, bon citoyen issu de la classe moyenne, enseignant, marié et père de famille, il possède un pavillon confortable en banlieue londonienne. A première vue, Alan n’a rien contre les étrangers. Il mène sa vie, une vie finalement médiocre. Son mariage n’est pas heureux, il cumule les infidélités sans jamais chercher à se définir une bonne fois pour toutes. Il ne cherche pas particulièrement à résoudre ses problèmes matrimoniaux et encore moins à se remettre en question. C’est un homme plutôt faible, un suiveur. Mais la situation brutale dans lequel le pays est plongé va le pousser à prendre ses responsabilités et des décisions, à s’affirmer. Le basculement de sa personnalité et de sa position relative aux Afrims ( nom donné aux africains réfugiés) se fait progressivement tout au long du roman.

La narration se fait à la première personne et alterne entre plusieurs périodes de la vie de Alan. L’alternance n’est pas chronologique et le lecteur est baladé dans le temps. Petit à petit, au fur et à mesure de l’avancement de la lecture, on reconstitue sa vie mais aussi l’ordre des évènements à l’échelle du pays. Les réactions de la population, les mesures du gouvernement, l’intervention de l’ONU et de diverses organisations, la constitution de milices, de groupes armés constituent un paysage de chaos décrit minutieusement par l’auteur. Les détails sont si plausibles que ça en fait froid dans le dos : expropriation des résidents locaux, rues barricadées, enlèvement des femmes et constitution de réseaux de prostitution. Des milliers de britanniques sont condamnés à errer sur les routes. Certains se regroupent et s’organisent pour se protéger et survivre, d’autres pour combattre les Afrims. Et on constate avec stupeur le maintien de certaines zones « protégées » qui vivent repliées sur elles-mêmes totalement coupées du monde extérieur, regardant les évènements se déroulant à quelques kilomètres de chez elles comme si c’était à l’autre bout du monde.

Roman catastrophe, Notre île sombre offre une idée de l’extrémité dans laquelle nous pourrions tomber dans le cas où les pays riches occidentaux continuaient à considérer le reste du monde avec condescendance et mépris. L’époque coloniale est censée être révolue mais les mentalités nationalistes et identitaires persistent et notre actualité montre leur ascension chaque jour plus évidente. Christopher Priest ne donne pas de solution mais a tiré, dès 1971, la sonnette d’alarme.
A lire absolument !

J'avais repéré sur Babelio l'ancienne version de ce roman sous le titre Le Rat Blanc que je m'étais empressée d'ajouter à ma wish-list. Je me sens en effet de plus en plus concernée et touchée par les problèmes d'immigration et d'intégration ainsi que par la montée des extrémistes. Il faut croire que l'homme s'obstine à ne pas apprendre des leçons de l'Histoire pour qu'il saute à pieds joints dans les mêmes pièges et refasse sans cesse les mêmes erreurs. Je remercie donc infiniment Dana et les éditions Denoël pour m'avoir donné l'occasion de découvrir enfin ce roman qui m'intriguait tant. Et un grand bravo pour la magnifique couverture !



Notre île sombre - Christopher Priest
Editions Denoël
Traduction : Michelle Charrier
Parution : 13/05/2014
208 pages

vendredi 6 septembre 2013

Spartacus - Arthur Koestler



« Nous vivons au siècle des révolutions avortées » c’est le constat d’un avocat romain au 1er siècle avant JC. L’empire romain connaît alors une grande période de désordre politique, économique et social. C’est dans ce climat troublé que Spartacus va entraîner avec lui gladiateurs et esclaves dans une révolte qui aura fait trembler Rome.
Cependant le Spartacus d’Arthur Koestler n’est pas un banal roman historique bourré d’actions et d’aventure. Il se veut plutôt une analyse et une réflexion sur le processus de la révolution, son mécanisme et tente d’expliquer pourquoi toute révolte semble être vouée à l’échec.
Bien entendu, le soulèvement opéré par Spartacus est pour Koestler un exemple de base autour duquel il construit son argumentation mais le propos s’applique de façon plus générale. S’agissant de Koestler, on pense notamment au cas de la Russie d’autant plus que Koestler profite de la légende de la Cité du soleil pour aborder le sujet du communisme et de son utopique mise en œuvre.

La démonstration est menée avec habileté. Arthur Koestler met d’abord en scène un simple fonctionnaire de l’Etat romain, un greffier de province ambitieux qui cherche les honneurs et à gravir les échelons après de nombreuses années de bons et loyaux services. Il se fait témoin extérieur des événements mais pourtant constitue à lui seul l’exemple même du citoyen moyen condamné à la médiocrité. Par le cas de ce greffier, Koestler permet une généralisation du type même du candidat à la révolte mais qui se résigne à son état.

« Car, aux débuts du monde, les dieux ont privé les hommes de la joie sereine et leur ont enseigné qu’ils devaient obéir aux interdictions et renoncer à leurs désirs. Et ce don de la résignation, qui rend l’homme différent des autres créatures, est si bien devenu chez lui une deuxième nature qu’il en use comme d’une arme contre ses semblables, d’un moyen infaillible d’oppression.
La nécessité de se résigner, de renoncer s’est, depuis les origines, si profondément ancrée dans les hommes qu’ils ne tiennent plus pour noble que l’enthousiasme de l’abnégation. Peut-être ainsi expliquera-t-on que l’humanité s’ouvre tous les jours à l’enthousiasme qui puise ses sucs dans la mort et qu’elle reste sourde à l’enthousiasme de la vie. »

Spartacus, lui, ne se résigne pas et veut recouvrer sa liberté, il refuse que sa vie soit vouée à servir de divertissement aux « maîtres romains ». Il rejette sa condition d’homme asservi courbant l’échine. Dans un premier temps, nombreux sont ceux qui le suivent. Puis la désillusion et le découragement plus que les tentatives de matage des forces romaines ont raison du mouvement. Nombreux le désertent et retournent chez leurs anciens maîtres.
Pourquoi la révolte s’essouffle-t-elle et se saborde-t-elle elle-même ?

« Il y a deux forces agissantes : le désir de changement et la volonté de conservation. Celui qui part reste attaché par les liens du souvenir, celui qui reste s’abandonne à la nostalgie. De tout temps les hommes se sont assis sur des ruines et ont gémi … »

Koestler pointe alors du doigt la frilosité de l’homme face à l’incertitude du changement. Par sa nature, il préfère un état qui lui est défavorable mais qu’il connaît à une possible meilleure situation dont il ignore tous les tenants et toutes les difficultés qu’il lui faudra affronter pour y parvenir. On sait ce qu’on perd mais on ne sait pas ce qu’on trouve.
Autre raison invoquée par l’auteur : l’étroitesse de la conception que se fait la masse de la liberté :

« Pour l’homme moderne, la liberté ne signifie qu’une chose : ne plus être obligé de travailler. »

Et Koestler d’expliquer par la bouche de Crassus comment Spartacus aurait du s’y prendre. A cette occasion le discours de Crassus n’est d’ailleurs pas sans rappeler les valeurs stakhanovistes prônées sous le régime stalinien :

« Si réellement vous aviez voulu des solutions sérieuses, vous auriez dû prêcher une nouvelle religion élevant le travail au rang d’un culte. Vous auriez proclamé que la sueur du travailleur était un liquide sacré ; que c’est uniquement dans le labeur et la souffrance, dans le maniement de la pelle, du pic ou des rames que s’affirme la noblesse de l’homme, tandis que la douce oisiveté et la contemplation philosophique sont méprisables et condamnables. »

Bref, Arthur Koestler analyse de nombreux éléments, s’arrête aussi sur l’importance du meneur de la révolte, sur son attitude et la mentalité qu’il se doit d’avoir. Il retrace le schéma type du déroulement d’une révolte incluant les querelles de partis au sein du mouvement, la scission etc… Il fait intervenir de nombreux protagonistes d’horizons différents : l’homme de religion, le philosophe, le militaire, le simple citoyen, le magistrat... Le contexte politique, économique et social est minutieusement étudié. Koestler prend d’ailleurs la peine d’écrire une postface dans laquelle il raconte la genèse du roman, son contexte d’écriture et dans laquelle il souligne l’importance qu’il a accordé à la rigueur historique dans tous les détails ( jusqu’aux descriptions vestimentaires).

Spartacus est à l’image du Zéro et l’infini, un roman d’une grande richesse où la réflexion et l’interrogation est constante. Toutefois, j’ai trouvé la première moitié assez longuette et parfois maladroite au niveau du style ( ou de la traduction ?) mais la deuxième moitié redresse la barre et compense largement tant elle pousse au questionnement. Le sujet m’intéressant particulièrement, je ne vous cache pas qu’encore une fois je suis comblée par ma lecture.

Arthur Koestler est décidément un auteur qui me plaît de plus en plus. J’ai repéré à la bibliothèque La lie de la terre ( roman autobiographique dans laquelle il relate son expérience du camp) mais aussi une biographie d’Arthur Koestler par Michel Laval, je vais donc m’empresser de les emprunter !



vendredi 9 août 2013

Les mystères d'Udolphe - Ann Radcliffe

L’auteur : Ann Radcliffe ( 1764-1823)
Ann Radcliffe est une des pionnières du roman gothique. La plupart de ses romans mettent en scène des jeunes filles innocentes confrontées à des hommes tyranniques à la vie douteuse, les scènes se déroulent principalement dans de sombres châteaux. L’œuvre d’Ann Radcliffe a connu un grand succès au sein de l’aristocratie et de la bourgeoisie britanniques. Elle a eu de nombreux imitateurs et de grands écrivains la comptent parmi leurs références. On peut citer Balzac, Dostoïevski, Jane Austen, Victor Hugo, Eugène Sue et bien d’autres…

L’œuvre : Les mystères d’Udolphe écrit en 1794 est considéré comme le chef d’œuvre d’Ann Radcliffe et comme le roman typique du genre gothique.




Mon avis :

Je ne sais plus du tout pourquoi j’ai voulu lire ce livre. Je m’étais même inscrite à une lecture commune ( que je n’ai pas honorée dans les délais impartis ) mais impossible de me rappeler ce qui m’avait motivée à le faire. Ce n’est pas une critique trouvée sur la toile, et je vous arrête tout de suite, ce n’est pas non plus à cause du roman de Jane Austen dont je n’avais pas entendu parler jusque-là. Toujours est-il que me voilà avec ce bon gros pavé entre les mains et une légère appréhension car avant de commencer à en tourner les pages, j’ai lu en diagonale 2-3 avis par-ci par-là qui n’étaient pas très encourageants.
Ayant surmonté mes craintes et avalé les quelques 900 pages, je peux maintenant me féliciter de cette lecture venue d’on ne sait où et qui m’a vraiment enthousiasmée.
Tout ce que je savais de l’histoire avant d’entamer ma lecture était qu’il s’agissait d’une jeune fille et d’un château « hanté ». Je n’en attendais donc rien de particulier et je pense que c’est ce qui fait qu’on apprécie le roman ou non à la fin.

Ma première crainte était l’ennui. Nombre de lecteurs ont déploré le manque d’action et la présence de grosses longueurs.

          J’avoue … Les 200 premières pages sont très longues et j’ai du m’accrocher. On a l’impression de piétiner, qu’il ne se passe rien, on attend un événement qui ne vient pas. Et pourtant, Ann Radcliffe tisse lentement sa toile, met en place ses personnages, prépare son intrigue. Quelques interrogations sont soulevées et les premiers mystères s’installent tout doucement, trop doucement pour donner un effet de suspense il est vrai. Néanmoins ces 200 premières pages sont nécessaires et indispensables à la suite du récit. Le lecteur mémorise quelques curiosités afin de savoir si l’auteur n’oubliera pas d’y revenir par la suite.

         
J’avoue… Il y a beaucoup de descriptions. Ce qui fera obligatoirement soupirer d’ennui ceux qui ne supportent pas qu’on puisse s’attarder pendant dix lignes sur la beauté d’un coucher de soleil dardant ses derniers rayons sur des sommets enneigés. Ann Radcliffe appréciait beaucoup la peinture et ses descriptions sont à l’image de cette passion. Pour ma part, je les ai trouvées magnifiques, j’en ai pris plein les yeux. Ann Radcliffe a un style très poétique qui donne un charme fou à ces paysages sauvages qu’elle dépeint si précisément. Il faut souligner que la nature est omniprésente dans le récit ( ce qui est caractéristique du genre gothique), les paysages ont toute leur place et ils sont extrêmement variés. Le lecteur voyage ainsi parmi les versants abrupts des Pyrénées, porte son regard sur la plaine de la Garonne, traverse les Alpes, vogue à bord des gondoles de Venise et s’achemine péniblement à travers les forêts des Apennins vers le triste et lugubre château d’Udolphe. Les descriptions dans ce roman participent donc par leur puissance d’évocation à l’ambiance du récit, forêts sombres et sinistres, gouffres béants et précipices, éclairs illuminant les remparts délabrés d’un vieux château gothique. Pour ma part, je me suis régalée.

       
Passé les 200 premières ( et longues) pages, Emilie fait son entrée au château d’Udolphe. A partir de cet instant, Les mystères d’Udolphe s’est transformé pour moi en véritable page-turner, je n’arrivais plus à lâcher mon livre, n’allant me coucher le soir que lorsque mes yeux n’en pouvaient plus. Le côté mystérieux prend de l’ampleur, Ann Radcliffe insère plusieurs éléments propres à créer un climat d’angoisse. Habitués des thrillers, serials-killers, romans d’horreur en tout genre, ne vous attendez pas à retrouver vos frayeurs habituelles, on en est très loin !Notre société actuelle qui ne cache plus rien de l’horreur dont est capable l’être humain a tendance à rendre le lecteur un peu trop blasé et trop exigeant.
Il faut bien avoir à l’esprit que Les mystères d’Udolphe a été écrit au XVIII ème siècle et qu’Ann Radcliffe a placé son action au XVI ème siècle, les sensibilités étaient alors fort différentes et on s’émouvait de peu. Néanmoins, ceux qui comme moi, restent bon public et frissonnent rien qu’à l’idée de se retrouver seul en pleine nuit dans une vieille bâtisse, théâtre d’événements inhabituels, devraient trouver leur bonheur. D’autant plus que le suspense est entretenu tout du long.

Quelle est donc cette forme humaine qui se promène la nuit sur les remparts ? Qu’est-ce qui se cache derrière le voile noir et qui fait trembler Emilie d’épouvante ? Qui est réellement celui qui la retient prisonnière et qu’attend-t-il d’elle ? Pourquoi des personnes disparaissent alors qu’elles passaient la nuit dans la chambre de la marquise, chambre condamnée depuis 20 ans ? Les questions s’accumulent et petit à petit les réponses viennent.  Ces réponses pourront surprendre voire en décevoir quelques-uns. En ce qui me concerne, j’ai beaucoup apprécié ces dénouements même si certains peuvent prêter à sourire ( non pas par le ridicule mais par l’humour ) et d’autres peuvent être jugés comme relevant de la facilité. J’ai trouvé que tout était cohérent, tout se tient et s’explique et surtout Ann Radcliffe n’a rien oublié. On obtient la solution à tous les mystères et bien que j’ai pu avoir parfois la puce à l’oreille, elle aura réussi à me berner quelques fois.

Quant aux personnages, on trouve du bon et du moins bon. Ce qui revient souvent dans les critiques concerne surtout l’héroïne Emilie de Saint-Aubert.

          J’avoue … Emilie pleurniche et se pâme à quasiment toutes les pages ce qui a le don d’exaspérer au début et puis … on s’habitue. Que les lectrices amatrices des héroïnes modernes fortes, féministes, blindées à toute épreuve et qui en remontrent aux machos passent leur chemin ou fassent preuve d’indulgence car Emilie n’est point de celles-là. Emilie a été élevée à l’abri du grand-monde et de ses vices. L’éducation de son père en a fait une jeune fille innocente ne connaissant que la bonté d’âme. Son aventure dans le roman fera son apprentissage et sera son rite de passage dans le monde adulte. Son parcours lui donnera plusieurs fois l’occasion de tomber dans le vice et dans les tourments des passions. Le thème de la chute est d’ailleurs répercuté dans les descriptions par les nombreuses mentions de précipices que les personnages devront traverser ou longer périlleusement, d’escaliers menant à de sombres caves ou souterrains, à des tombes et des caveaux.

          L’omniprésence de l’obscurité symbolisant le vice cherche à mettre en valeur cette quête de la lumière qui délivre des tourments. Emilie est prisonnière dans ce château comme elle est prisonnière de ses passions. Celui qu’elle aime, Valancourt, s’approchera, aussi, bien près de la chute. D’autres personnages en sont également l’illustration flagrante, notamment à travers les femmes, certaines ayant chuté par opposition à d’autres ayant su rester vertueuses. La romance pourra donc paraître un peu mièvre et niaise mais elle a une portée symbolique.
          Les mystères d’Udolphe est un roman d’apprentissage, il était destiné aux jeunes filles de bonne famille afin qu’elles en tirent un enseignement qui nous paraîtra peut-être bien naïf à nous autres du XXI ème siècle mais qui entrait pleinement dans l’instruction des jeunes demoiselles de la haute société à l’époque. Jeunes demoiselles souvent contraintes à des mariages d’intérêt à l’encontre de leurs sentiments et à mener une vie qu’elles auraient souhaiter autre. Roman à morale donc ( un peu comme les fables de La Fontaine) puisque Ann Radcliffe nous précise en guise de conclusion :

« Puisse-t-il du moins avoir été utile de démontrer que le vice peut quelque fois affliger la vertu ; mais que son pouvoir est passager, et son châtiment certain ! Tandis que la vertu froissée par l’injustice, mais appuyée sur la patience, triomphe enfin de l’infortune.
Et si la faible main qui a tracé cette histoire a pu, par ses tableaux, soulager un moment la tristesse de l’affligé, par sa morale consolante si elle a pu lui apprendre à en supporter le fardeau, ses humbles efforts n’auront pas été vains, et l’auteur aura reçu sa récompense. »

Roman magnifique donc à la plume délicieuse et toute en finesse, Les mystères d’Udolphe m’aura beaucoup surprise et m’aura totalement charmée par sa force d’évocation, j’y étais vraiment. Je le conseille vivement mais évitez absolument de lire la préface en premier, elle est truffée de spoilers qui vous gâcheront toute la lecture. En revanche, post-lecture elle s’avère très instructive.

Les avis de : Claudialucia (avec une intéressante mise en parallèle avec Northanger Abbey de Jane Austen) , Nathalie, Cléanthe




J'ai bouclé le programme que je m'étais fait pour le challenge de Brize mais peut-être qu'il y aura encore un bon pavé avant la clôture du challenge. Je ne sais pas encore lequel mais ce n'est pas le choix qui manque !

mardi 2 juillet 2013

Cartographie des nuages ( Cloud Atlas ) - David Mitchell



Après une grosse panne de lecture de près d’un mois, je reviens enfin à mes amours. Et pour les retrouvailles, j’ai choisi Cartographie des nuages de David Mitchell et bien m’en a pris car je me suis régalée !

De nombreuses critiques ont déjà loué l’originalité de la construction de ce roman mais il faut aussi souligner la cohérence de l’ensemble. David Mitchell a magistralement bien mené sa barque et il m’a bluffée non seulement par l’intelligence de son propos mais aussi par ses capacités à changer de genre et de style et tout ça de façon brillante.

Cartographie des nuages est une composition de 6 histoires qui semblent n’avoir rien en commun au premier abord mais qui sont toutes liées entre elles par une thématique commune, par certains éléments et par le fait qu’elles s’insèrent les unes dans les autres.

En lisant Cartographie des nuages, on ne lit pas un roman mais six et tous de genre différent.
Ainsi, vous aurez la joie de vous plonger dans un roman d’aventure maritime du XIXème siècle pour enchaîner avec un roman sentimental classique de l’entre-deux-guerres façon Stefan Zweig. Un thriller politico-industriel qui rappelle Erin Brockovich vous attend au tournant pour vous emmener ensuite en maison de retraite pour un roman plus contemporain s’inspirant du Misery de Stephen King à la sauce humoristique. C’est un roman SF dystopique qui vous accueille ensuite pour aboutir enfin à un récit post-apocalyptique qui m’a fait penser un peu au Déchronologue de Beauverger.

Des genres différents donc mais aussi des styles différents. David Mitchell utilise tous les outils possibles : le Journal, les mémoires, le genre épistolaire, la narration classique, l’interrogatoire, le discours oral etc… Et il adapte le langage à chacun : tantôt raffiné, tantôt prétentieux, ici humoristique et là jargonnesque. Un véritable exercice de style dont l’auteur se sort avec brio.

Bien qu’ils semblent totalement aux antipodes les uns des autres, chaque récit suit la même logique. David Mitchell utilise la carte de la réincarnation pour nous montrer à quel point l’Histoire se répète et à ça, son explication tient en une maxime de Hobbes «  l’homme est un loup pour l’homme ».
L’auteur nous en donne l’illustration à travers un même schéma : le rapport dominant-dominé, il nous démontre les mécanismes du pouvoir à travers plusieurs cas de figure : la colonisation des occidentaux et leur prétendue supériorité sur les autres « races », le pouvoir et l’emprise de l’amour et du jeu de séduction, la manipulation à des fins de réussite et de profit personnel, le pouvoir des grands lobbies industriels, la domination des plus jeunes sur les anciens jugés inutiles et encombrants, le pouvoir des peuples disposant des richesses et de la technologie sur ceux qui n’ont rien etc…
Chaque récit met donc en scène une ou plusieurs de ces formes de pouvoir et dans chaque récit, un ou plusieurs personnages tentent de se rebeller contre cet ordre établi et qui semble immuable et destiné à se répéter indéfiniment. Dans chaque exemple, toute tentative pour créer une situation d’égalité entre les hommes que ce soit par la religion ou par les lois semble vouée à l’échec. La nature humaine serait ainsi faite qu’elle se doit de dominer et d’écraser les plus faibles. Mais David Mitchell préfère conclure sur une note plus optimiste.

En revanche, ceux qui n’apprécient pas d’être interrompu en pleine intrigue risquent de grincer des dents. Le procédé, un peu façon Si par une nuit d’hiver un voyageur de Calvino, peut être frustrant mais pour ma part, j’ai adoré. Et les nombreuses références culturelles que ce soit cinématographiques, artistiques et littéraires sont très appréciables.
Donc voilà un roman brillamment orchestré, toute en intelligence. Les pages défilent et on ne s’ennuie pas un instant. L’impression de lire six romans dans des registres si différents est très agréable et motivante. Le propos est cohérent et même si certains rebondissements sont largement prévisibles, j’ai passé un excellent moment de lecture riche et divertissant.

Je vais essayer de voir le film prochainement mais j'ai assez peur d'être déçue ...


jeudi 9 mai 2013

De grandes espérances - Charles Dickens



4ème de couverture (modifiée par mes soins):

Elevé, à la mort de ses parents, par le redoutable dragon domestique que le Ciel lui a donné pour sœur, Pip (Philip Pirrip) semble promis à l’existence obscure d’un jeune villageois sans fortune. C’est compter sans la bienveillance des divinités tutélaires qui veillent sur son enfance. Car Pip a le privilège de vivre au milieu de créatures singulières dont l’existence seule accrédite la croyance au miracle : il y a tout d’abord le sourire débonnaire, l’amitié protectrice et complice de son beau-frère, le forgeron Joe Gargery, puis la rencontre terrifiante mais bientôt miraculeuse d’Abel Magwitch, forçat au grand cœur, émule de Jean Valjean. Mais il y a surtout la pittoresque Miss Havisham et son éblouissante protégée, Estella. Estella au nom prédestiné, dont la froide et fascinante beauté exalte et désespère tout à la fois le jeune Pip : « J’ai regardé les étoiles et j’ai pensé que ce serait affreux pour un homme en train de mourir de soif de tourner son visage vers elles et de ne trouver ni secours ni pitié dans cette multitude scintillante. » Car les « grandes espérances » qui portent le jeune Pip ne sont pas les aspirations prosaïques de l’Angleterre victorienne, sa recherche du confort ou de la respectabilité, mais bien les puissances du rêve qui nous font chercher le bonheur au-delà de la Sagesse.

Mon avis :

Je poursuis petit à petit ce travail qui consiste à combler les lacunes dans ma culture littéraire et, grâce à mon groupe de lecture, c’est Charles Dickens que j’ai pu découvrir enfin avec le titre De grandes espérances qui, à en lire les avis ici et là, serait son chef d’œuvre.

Eh bien, j’ai beaucoup souffert lors de cette lecture. La faute en incombe en premier lieu aux conditions dans lesquelles je l’ai lu. J’ai repris le travail et j’ai l’esprit préoccupé par ma nouvelle activité et donc un mal fou à me concentrer sur mes lectures. D’ailleurs, je lis à une allure d’escargot. Mais la faute revient aussi à Dickens lui-même qui, je trouve, met un temps fou à mettre en place ses personnages et son intrigue.
En clair, il m’a fallu attendre 450 pages avant de pouvoir enfin m’immerger dans l’histoire et de m’intéresser à ce qu’il s’y passait. Autant vous dire que j’ai du lutter pendant tout ce temps pour ne pas lâcher le livre et poursuivre ma lecture.
Toute la partie concernant l’enfance de Pip et les débuts de son élévation sociale m’ont paru ennuyeux à mourir. Il ne se passe rien et il n’y a aucun fil rouge auquel s’accrocher. Je ne savais pas où Dickens voulait m’emmener, il n’y aucun suspense ce qui n’encourage pas à tourner les pages.
Pourtant, arrivée aux environs de la 450ème page, une surprise nous attend. J’avoue, je ne l’avais pas vue venir, du coup, mon intérêt a été éveillé et j’ai pris bien plus de plaisir à continuer. Petit à petit, Dickens nous révèle pas mal d’éléments qui nous permettent de comprendre enfin tout ce qu’on a lu avant. Le puzzle se met enfin en place . Vous me direz, 450 pages quand même, c’est long.

Autre chose qui m’a gênée, c’est l’impossibilité que j’ai eue à m’attacher aux personnages. Soit je les trouvais exécrables, soit je les trouvais trop naïfs, agaçants …
De même, les dialogues m’ont perturbée par leur manque de naturel, j’avoue parfois que je ne comprenais absolument rien de ce qu’il se disait.

Dans l’ensemble, ce roman est le récit de l’ingratitude, celle de Pip qui, une fois fortune faite, oublie ceux qui l’ont aimé et soutenu dès le début. Dickens nous décrit aussi les revirements de comportements des personnages face à cette élévation sociale inattendue. Mais j’ai aussi été déçue par le traitement de cette élévation sociale. Je m’attendais à un Illusions perdues à l’anglaise mais pas du tout. Le thème est ici beaucoup moins fouillé et ne sert qu’à mettre en valeur l’ingratitude et l’égoïsme de Pip.
J’ai bien aimé aussi cette histoire de vengeance de Miss Havisham qui, parce qu’elle a eu le cœur brisé par un homme, élève sa fille adoptive dans la haine des hommes.
Finalement, on peut tirer de jolies morales de ce roman : le bonheur n’est pas toujours dans la réalisation de ses rêves et il est impossible de se protéger des souffrances du cœur sans en souffrir d’une autre manière.

Certains passages sont très drôles ( je pense surtout à la scène du théâtre où Mr. Wopsle joue Hamlet ) et il y a pas mal d’éléments qui ressortent par leur originalité ( le Château de Mr. Wemmick, le comportement de la famille Pocket … ). Les descriptions de paysages sont magnifiques et réalistes, on s’y croirait. Néanmoins, j’ai eu du mal avec le style que j’ai parfois trouvé très lourd, peut-être est-ce du à la traduction* ( il y a quelques coquilles d’ailleurs).
* après recherches, je confirme : la traduction de Charles Bernard-Derosne est unanimement jugée trop lourde. Aux futurs lecteurs, je conseille donc la traduction de Sylvère Monod beaucoup plus fluide et juste.

J’ai donc bien failli abandonner ma lecture : intrigue trop longue à se mettre en place, dialogues étranges et parfois trop burlesques, personnages antipathiques et agaçants, pas de suspense, impression d’aller nulle part.
Mais je voulais comprendre en quoi ce livre pouvait être un chef d’œuvre et en quoi Dickens était considéré comme un grand écrivain. Je suis donc contente d’avoir poursuivi ma lecture jusqu’au bout mais je ne suis pas certaine de renouer avec Dickens. J’ai trop souffert ici. D’après ce que j’ai lu, Dickens était un grand rival de Thackeray. Eh bien, très franchement, je pense que Thackeray lui est bien supérieur. De grandes espérances ne me laissera pas un souvenir impérissable mais La foire aux vanités en revanche restera un de mes plus gros coups de cœur.


dimanche 14 avril 2013

Le Zéro et l'Infini - Arthur Koestler



« Les personnages de ce livre sont imaginaires. Les circonstances historiques ayant déterminé leurs actes sont authentiques. La vie de N.-S. Roubachof est la synthèse des vies de plusieurs hommes qui furent les victimes des soi-disant procès de Moscou. Plusieurs d’entre eux étaient personnellement connus de l’auteur. Ce livre est dédié à leur mémoire. »

Ainsi commence Le zéro et l’infini d’Arthur Koestler. On y suit le parcours d’un haut responsable du parti communiste russe N.S. Roubachof de son arrestation à sa condamnation. Nous sommes en Russie sous Staline à l’époque des grandes purges et des procès de Moscou. Roubachof est un « ancien » du parti, il a participé aux Révolutions de 1917 et, de ce fait, est fortement imprégné des idéaux révolutionnaires de l’époque, idéaux que Staline a, selon lui, trahi. Roubachof s’engage alors dans l’opposition mais finit par être démasqué.
Les interrogatoires qu’il subit et les périodes qu’il passe dans sa cellule sont l’occasion de revenir sur son action, ses choix, sa vision de ce qu’est devenue la Révolution.

A travers ce récit, Koestler décortique la mentalité des partisans du régime stalinien et celle de ses opposants. L’analyse qu’il fait du régime se base sur le titre même du récit : le zéro représente alors la place de l’individu au sein de la société communiste russe, l’être humain en tant qu’entité individuelle n’existe pas et doit se sacrifier au bénéfice de la communauté : l’infini. La communauté est tout et l’individu n’est rien. A partir de cette « philosophie », tout est alors excusable, peu importe que certains meurent de famine, peu importe que d’autres soient arrêtés et condamnés arbitrairement, tant que tout cela participe au bien collectif.

Pour les partisans du régime, l’URSS est une grande expérience unique dans le monde et dans l’Histoire. Et une expérience n’est pas complètement prévisible et peut amener à faire des erreurs. Mais seule l’expérimentation permet d’évoluer. Peu importent les dommages collatéraux, la fin justifie les moyens.
« Chaque année plusieurs millions d’humains sont tués sans aucune utilité par des épidémies et autres catastrophes naturelles.[…] La nature est généreuse dans les expériences sans objet auxquelles elle se livre sur l’homme. Pourquoi l’humanité n’aurait-elle pas le droit d’expérimenter sur elle-même ? »

De son côté Roubachof couche par écrit ses propres réflexions, tente de comprendre comment l’idéal révolutionnaire original a pu dévier vers un régime politique autoritaire où les libertés ont disparu, il élabore des théories que ses accusateurs critiquent par la suite apportant leurs propres contre-arguments. Le tout est extrêmement intéressant, pousse le lecteur à réfléchir et à se poser des questions.

J’ai trouvé ce récit extrêmement fort et poignant. J’ai adoré le personnage de Roubachof, qui loin d’être un héros, se comporte en humain avec ses forces et ses faiblesses. Il témoigne également de la grande difficulté à assumer ses idées et ses opinions dans un régime aussi oppressif et répressif, comment sauver sa tête sans en dénoncer d’autres ? J’ai admiré la force et l’intelligence avec laquelle il a résisté et répondu à l’interrogatoire de Gletkin, Gletkin modèle parfait de l’agent russe endoctriné et appliquant à la lettre toutes les ruses du système pour faire avouer aux condamnés des faits qu’ils n’ont jamais commis. Roubachof démonte les arguments de Gletkin en en faisant ressortir l’absurdité et l’incohérence donnant des passages assez jouissifs à la lecture.

Une scène m’a particulièrement touchée, c’est celle où à l’occasion d’une promenade au sein du centre de détention, Roubachof échange quelques mots avec un nouvel arrivé, occupant de la cellule à côté de la sienne. Le pauvre homme est originaire d’un « petit état du sud-est de l’Europe » où il a passé vingt ans en prison avant d’être envoyé en Russie. Il semble avoir perdu l’esprit mais pourtant cet échange entre lui et Roubachof est très révélateur de la désillusion qu’ont connu nombre de soviétiques à l’époque :
« Je n’y peux rien, dit-il à voix basse. On m’a mis dans le mauvais train.
- Comment ça ? demanda Roubachof
Rip Van Winkle lui sourit de son air doux et triste.
« A mon départ, ils m’ont emmené à la mauvaise gare, dit-il, et ils ont cru que je ne m’en étais pas aperçu. Ne dites à personne que je le sais. »
La Russie telle qu’elle est en réalité est bien loin de l’image de la Russie soviétique idéale telle que la véhicule la propagande communiste.

Le Zéro et l’infini est un récit extrêmement stimulant intellectuellement, le fait qu’il se base sur des faits réels en accroît d’autant plus la force et l’intérêt. Koestler a effectué là un travail remarquable et cet ouvrage devrait être plus connu et plus lu qu’il ne l’est. Le style est agréable, on sent la maîtrise de l’argumentation, la logique du texte et l’intelligence de celui qui l’a écrit. Voilà un livre que je relirai assurément et qui gagnerait à être étudié et davantage lu.