vendredi 7 août 2015

Fatima - Marek Halter





Pour ce deuxième volet de sa trilogie sur les femmes de l’islam, Marek Halter a choisi pour figure féminine centrale Fatima la fille issue de l’union du prophète et de Khadija.
Le récit prend la suite du premier tome puisqu’il s’ouvre sur l’enterrement de Khadija et se referme  sur la victoire des médinois à Badr et sur la naissance d’Hassan, le fils de Fatima et Ali.
Au contraire de Khadija, dont je connaissais déjà un peu l’histoire et la personnalité, j’ignorais tout de Fatima. Dans les livres sur l’histoire de l’islam que j’ai pu consulter jusqu’à présent, elle est très peu évoquée et c’est une bonne idée qu’a eu Marek Halter de lui consacrer un des tomes de sa trilogie.
Dans Khadija, l’auteur avait déjà eu l’occasion de nous parler de cette enfant au caractère bien trempé de garçon manqué. Ce trait de personnalité se confirme avec l’âge et on découvre alors une jeune femme qui refuse et rejette sa condition. Fatima veut s’habiller en homme, se comporter en homme et combattre comme un homme. Si, enfant, son entêtement prêtait à sourire et amusait les proches du prophète, ce n’est plus le cas par la suite et Fatima doit rapidement se plier et se conformer à ce qu’on attend d’elle.
Dans ce deuxième tome donc, Marek Halter s’attache à nous décrire la personnalité de Fatima, sa place dans la famille et la communauté, sa relation fusionnelle avec son père dont elle ne veut s’éloigner d’un pouce. Un amour pour son père si fort qu’elle acceptera difficilement l’union de celui-ci avec Aïcha, se sentant délaissée au profit de la jeune épouse.
Tout autour de ce duo paternel, les intrigues, les querelles et les jalousies marquent l’histoire de la constitution du noyau des compagnons du prophète confrontés à la rancœur et la haine des mecquois.
C’est l’époque des premières persécutions, le prophète est victime d’une tentative d’assassinat, ses deux filles sont répudiées. Les musulmans tentent de trouver de l’aide, d’abord auprès du roi chrétien des abyssins puis des habitants et la communauté juive de Médine. On suit alors les premiers musulmans lors de l’Hégire et leur arrivée à Médine, les accords passés avec la population locale, la réconciliation et le ralliement de certains habitants juifs. Mais l’installation est difficile, le climat rigoureux, les points d’eau très éloignés. Les mecquois ont perdu toutes leurs possessions, abandonnées derrière eux aux mains de leurs ennemis à La Mecque ce qui les amène à organiser la première razzia d’une caravane mecquoise.

J’ai pris plaisir à me replonger dans l’histoire des premiers musulmans à travers le regard de cette jeune femme forte qu’était Fatima. J’ai appris de nouveaux détails sur les événements mais aussi sur le quotidien des femmes de l’époque. J’ai hâte de me plonger dans le troisième et dernier volet consacré à Aïcha.

Un grand merci à  Cécile et aux éditions Robert Laffont pour leur confiance renouvelée.

samedi 25 juillet 2015

Moi, assassin - Antonio Altarriba et Keko




Je ne lis pas souvent de BD ni de romans graphiques,  voire même quasiment jamais. J’ai une fâcheuse tendance à repousser ( à tord) tout ce qui est trop vite lu. Et je dois dire aussi que le prix des romans graphiques est un gros frein à ma volonté de changer cette tendance. Vous me direz qu’il y a les bibliothèques. Sauf que dans la mienne, dès qu’un roman graphique m’intéresse, j’en ai pour 6 mois d’attente tant la liste de réservation est longue ( et les nouveautés n’en parlons pas, le temps que ce soit votre tour, elle n’est plus du tout une nouveauté).

Mais il se trouve que, ayant des points sur ma carte Gibert à utiliser, j’ai pu me faire un petit plaisir et je me suis donc procurée le roman graphique Moi, assassin d’Antonio Altarriba et Keko aux éditions Denoël Graphic. Pourquoi ce titre et pas un autre ? Un tweet des éditions Denoël le présentant a attiré mon attention. Et quand je me suis penchée sur le synopsis, je me suis dit qu’il me le fallait absolument. Ce synopsis, le voici :


« Enrique Rodríguez Ramírez est professeur d’Histoire de l’Art à l’université du Pays Basque (où Altarriba a enseigné la littérature française). À 53 ans, il est à l'apogée de sa carrière. Sur le point de devenir le chef de son champ de recherches, en proie aux rivalités académiques, il dirige un groupe d'étude intitulé : «Chair souffrante, la représentation du supplice dans la peinture occidentale.» Bruegel, Grünewald, Goya, Rops, Dix, Grosz, Ensor, Munch, Bacon sont ses compagnons de rêverie et la matière de son travail. Mais sa vraie passion, dans laquelle il s'investit à plein, est plus radicale : l'assassinat considéré comme un des Beaux-Arts. »


Moi qui me passionne pour l’histoire de l’Art et qui m’intéresse beaucoup à la question du Mal et de la cruauté, vous pensez bien qu’un tel sujet ne pouvait que susciter mon appétit !

Je m’attendais donc à trouver de nombreuses références culturelles et effectivement elles y sont, aussi bien dans le domaine de la littérature (romans, essais) que de la peinture dont Rodriguez Ramirez est un spécialiste. Seulement, il ne faut pas s’attendre à y trouver un bref résumé. Ces références ne sont souvent mentionnées que par leur titre, soit dans le corps de texte soit dans les dessins. Même si ça m’a un peu déçu au début, j’ai vite apprécié le fait d’avoir à chercher par moi-même de quoi il s’agissait. Et on se retrouve alors avec une belle pile de livres dans lesquels fureter.

La reproduction de certaines toiles est aussi impressionnante. J’ai redécouvert une partie de l’œuvre de Goya et vu sous un autre angle certaines toiles au sujet religieux. Certains dialogues entre les personnages proposent d’intéressantes pistes de réflexion sur le lien entre l’Art et la cruauté. Mais il faut avouer que le plus passionnant reste quand même la leçon d’Enrique Rodriguez Ramirez sur l’art de tuer, comment s’y prendre et pourquoi. On se surprend à acquiescer à la logique et la pertinence de certaines de ces idées et sa conception du meurtre. Il nous explique sa façon de raisonner et  pourquoi il fait de l’acte de tuer une activité artistique unique.

Plus globalement, les auteurs nous proposent une définition de l’Art loin de la conception académique qui le restreint à la notion de beauté et ne se limitent pas à ce seul sujet puisque l’action se situe dans un contexte politique et universitaire bien précis. Le poste d’Enrique est mis à mal par les querelles de départements sur la question du rôle et de la définition de l’Art. A tout ça s’ajoute les controverses autour de l’indépendance du Pays Basque et des activités de l’ETA.

Les dessins sont minimalistes, le noir et le blanc dominent, quelques touches de rouge attirent l’œil sur les organes, le sang et la pomme ( symbole du péché originel ?). J’avoue que le travail de Keko spécialiste du clair-obscur ne me plaisait pas particulièrement au début mais finalement j’ai trouvé qu’il apportait une touche de réalisme et était tellement en accord avec le sujet par sa concision et sa  noirceur que des dessins plus élaborés et colorés auraient dénaturé le tout en l’entachant d’un côté superficiel qui n’aurait pas été à son honneur.

Au final, Moi, Assassin est un très bon roman graphique, efficace et intelligent. Je déplore seulement la fin ouverte qui m’a laissée sur ma … faim.




mercredi 22 juillet 2015

La Perle et la Coquille - Nadia Hashimi





La condition des femmes en Afghanistan, Nadia Hashimi n’est pas la première à l’évoquer et on se demande bien ce qu’on pourrait apprendre de plus et d’où pourrait venir l’originalité d’un roman sur le sujet. Eh bien, Nadia Hashimi a su la trouver cette originalité.
La Perle et la Coquille met en parallèle le destin de deux afghanes liées par le sang à un siècle d’intervalle. 

Rahima est une jeune femme qui nous est contemporaine. Durant son enfance, sa famille lui a fait prendre le statut de bacha posh : lorsqu’une famille n’a pas de descendants mâles, on déguise une des filles en garçon. Ce procédé a de multiples avantages dans une société patriarcale où la femme reste cantonnée à la maison et à ses tâches ménagères. La petite fille ainsi transformée en petit garçon peut accéder à l’instruction en allant à l’école, peut courir et jouer librement dans la rue, peut effectuer les courses au marché pour sa mère, bref, en tant que bacha posh, Rahima goûte et savoure une liberté dont ses sœurs et sa mère sont privées.

Le destin bascule le jour où Rahima n’a plus l’âge de continuer à jouer cette comédie dont personne n’est dupe au village mais sur laquelle tout le monde ferme les yeux. C’est aussi ce moment que choisit son père pour la donner en mariage au seigneur de guerre pour lequel il travaille. Rongé par l’opium et condamné à la pauvreté, le père de Rahima se débarrasse ainsi de ses filles qu’il voit comme autant de bouches inutiles à nourrir.
Rahima devient alors la quatrième épouse d’un homme violent, sans cœur pour qui les femmes ne sont que des procréatrices et des esclaves domestiques. Au sein même du groupe des femmes de la maison, la jalousie et les brimades sont le quotidien de Rahima. Elle ne trouve son unique source d’apaisement et d’espoir que dans le récit que lui fait sa tante de la vie de son aïeule Shekiba. Un récit qui pour Rahima se révélera salutaire à plus d’un titre.

En effet, les destins des deux femmes comportent de multiples points communs malgré l’écart entre leurs époques. Les similitudes se retrouvent jusque dans la description des traditions religieuses et du statut de la femme en Afghanistan. J’ai longtemps pensé que le régime des Talibans n’avait été qu’une « nouveauté » dans l’histoire afghane, que l’islam rigoriste et extrémiste imposé par le régime atteignait pour la première fois de telles proportions. Mais le récit de Shekiba nous apprend qu’au XIXème siècle, les traditions barbares et le mépris du genre féminin officiaient déjà. Le port de la burka par exemple était déjà de mise alors que dans mon esprit il était une innovation des Talibans. La lapidation publique de la femme adultère faisait là aussi déjà partie des peines encourues et froidement appliquées.

Dans ce roman, la cruauté, l’injustice, la violence que subissent ces femmes nous nouent la gorge. Le style n’est certes pas des plus remarquables. On peut aussi lui reprocher d’être moins dans l’émotion que les romans de Khaled Hosseini. Pas de pleurs, d’apitoiement suscités chez le lecteur mais une profonde et sourde colère avec une étincelle d’espoir. Un espoir porté par ces quelques femmes qui osent parler  et affronter les hommes de leur entourage, ces autres qui ont le courage de dénoncer les magouilles politiques et la corruption d’un parlement simulacre mais signe des premiers pas du pays vers la démocratie. 

J’ai compris grâce à ce roman que le régime des Talibans n’était qu’un retour à d’anciennes traditions et pratiques, que l’Afghanistan des années 70 n’avait été qu’un court répit mais qu’il avait été possible. Tout comme avait été possible la réforme apportée par la montée au pouvoir du shah Amanullah Khan dont l’épouse a osé pour la première fois ôter son voile en public.
La Perle et la Coquille est donc un magnifique roman dont la lecture nous apprend énormément. L’histoire de Shekiba nous transporte dans le temps dans un Afghanistan aux airs des Mille et Une Nuits. Par chapitres alternés, le sort de Rahima répond à celui de son ancêtre et modèle. L’exemple de ces femmes au courage extraordinaire, l’importance de l’instruction, la volonté d’hommes à l’esprit ouvert constituent la base d’un possible changement. L’Histoire l’a prouvé, ce changement peut se reproduire de nouveau. 

Je ne peux donc que vous conseiller ce roman porteur d’espoir et qui offre une autre vision originale de l’Afghanistan, de sa culture et de ses mœurs, de sa vie politique. Vous plongerez dans le quotidien cruel et misérable des femmes afghanes, vous connaîtrez l’enfermement, vous arpenterez les couloirs du palais du Shah, vous assisterez aux séances parlementaires,  et surtout vous remercierez Dieu/la chance/le destin/le hasard de vous avoir fait naître en occident.

Un grand merci à Babelio et aux édition Milady pour ces belles heures de lecture.


mercredi 17 juin 2015

Le Procès - Franz Kafka






En décembre dernier je découvrais Kafka pour la première fois avec La Métamorphose, un texte dur, froid mais qui m’avait quand même plu et beaucoup marquée.
J’ai voulu renouer avec l’auteur en lisant conjointement avec Ingannmic son autre titre Le Procès.
Et autant vous dire tout de suite que je ne vais pas m’attarder tant cette lecture m’a été pénible.

Monsieur K., modeste fondé de pouvoir dans une banque, se fait arrêter un beau matin sans aucun motif apparent. Tous, autour de lui, semblent savoir et comprendre ce qui lui est reproché, mis à part lui … et le lecteur.
K. doit alors faire face à un procès des plus étrangement mené par une machine administrative et judiciaire à l’organisation et au fonctionnement incohérents et déconcertants à la limite de l’excentricité.

Avec Le Procès, j’ai définitivement compris que l’absurde n’était pas un genre pour moi. Je n’ai rien compris à ce roman. J’ai lu des critiques et des articles pour tenter de comprendre ce qu’avait voulu faire Kafka. Il semblerait que personne ne le sache vraiment. Le roman étant inachevé ceci explique peut-être cela. J’ai aussi appris que Kafka avait refusé qu’on publie son roman dans cet état. Certes, le texte a une fin mais on sent bien qu’il y a comme des interruptions dans le fil du récit, qu’il nous manque des éléments.

Partout j’ai lu que Kafka voulait dénonçait l’absurdité d’un système judiciaire gangrené par la bureaucratie. Cette explication me semble à la fois évidente et insuffisante. Je pense que Le Procès devait être un projet de plus grande envergure. J’ai lu quelques interprétations mais une seule m’a semblé pertinente : le procès intenté à K. représenterait de façon symbolique un conflit intérieur qui rongerait K.. Les différents protagonistes, avocats, juges, gardes seraient alors les images de sa raison, de son inconscient etc…
J’avoue que cette explication est celle qui, pour moi, éclaircit le plus de points. Car j’ai vraiment eu, tout au long de ma lecture, cette impression de n’aller nulle part. Je ne savais pas ce que l’auteur voulait faire passer comme message, quelles avaient été ses intentions en écrivant ce texte et je n’aime pas ce genre de situation. Je n'aime pas ces livres qui résistent à mon entendement, qui ne veulent pas me livrer leurs secrets. Je suis allée jusqu'à me demander si K. n'était tout simplement pas fou et victime d'hallucinations ou de délire paranoïaque mais rien dans le texte ne permet vraiment de confirmer cette hypothèse ni même de se faire une opinion précise sur la question. On reste dans le flou et l'interrogation totale.

Il m’a fallu me forcer pour venir à bout de ce roman qui pourtant ne compte pas beaucoup de pages. Après l’avoir posé, je le reprenais sans aucun plaisir et c’est avec grand soulagement que j’ai tourné la dernière page. Même les quelques passages les plus notoires qui, comme celui de la cathédrale, ont su séduire certains lecteurs m’ont laissée de marbre. Je ne peux pas apprécier quelque chose que je ne comprends pas. J’ai fini par renoncer à fournir davantage d’efforts tant j’étais perplexe et perdue et j’ai préféré poursuivre ma lecture pour la terminer au plus vite et passer à autre chose.

Très déçue donc par cette lecture dont j’attendais plus de cohérence et dont j’ignorais le caractère inachevé. Je resterai donc plutôt sur le bon souvenir que m’a laissé La métamorphose.



samedi 6 juin 2015

Robinson Crusoé - Daniel De Foe





« Puisqu’il nous faut absolument des livres, il en existe un qui fournit, à mon gré, le plus heureux traité d’éducation naturelle. Ce livre sera le premier que lira mon Émile ; seul il composera durant longtemps toute sa bibliothèque, et il y tiendra toujours une place distinguée. Il sera le texte auquel tous nos entretiens sur les sciences naturelles ne serviront que de commentaire, il servira d’épreuve durant nos progrès à l’état de notre jugement ; et, tant que notre pur ne sera pas gâté, sa lecture nous plaira toujours. Quel est donc ce merveilleux livre ? Est-ce Aristote ? Est-ce Pline ? Est-ce Buffon ? Non ; c’est Robinson Crusoé. »
 Rousseau - Emile ou de l'éducation


Dès notre plus tendre enfance, notre imaginaire est nourri de contes, légendes et histoires dont on a parfois du mal à connaître l’origine mais qui finissent par nous être si familières qu’on se retrouve tout étonné, lorsque parvenus à l’âge adulte, nous redécouvrons ces personnages et aventures fabuleuses et que nous nous apercevons à quel point ces petites histoires que l’on croyait enfantines sont riches en enseignement et bien plus complexes qu’elles ne le laissent paraître.
Robinson Crusoé fait partie de ces mythes littéraires qui font la richesse de notre patrimoine culturel mondial. Précurseur d’un genre , la vie de cet aventurier fictif créé par Daniel De Foe a inspiré par la suite nombre d’autres récits, films et œuvres en tout genre que l’on a coutume de désigner sous le nom explicite de « Robinsonnades ». Les exemples sont légion mais parmi les plus célèbres on peut citer Le Robinson Suisse de Johann David Wyss, Sa Majesté des Mouches de William Golding, L’Île mystérieuse de Jules Verne et la célèbre réécriture Vendredi ou les limbes du Pacifique par Michel Tournier.

Je me souviens qu’en classe de 5ème, ma professeur de français avait choisi de nous faire étudier la version pour enfants du roman de Michel Tournier : Vendredi ou la vie sauvage. Et je me rappelle à quel point j’avais été déçue de ce choix car «  je connais déjà l’histoire euh ! Moi je veux lire Fantômette !». Plus de vingt ans après et sur les conseils insistants de mon mari, j’ai voulu revenir à la source et redécouvrir les aventures de Robinson Crusoé par Daniel De Foe.
Je sais qu’il existe une traduction toute récente du roman, néanmoins j’ai lu celle qui faisait foi depuis le XIXème siècle c’est-à-dire la traduction de Petrus Borel que j’ai beaucoup appréciée malgré quelques tournures étonnantes ( apparemment le style de De Foe n’a pas été respecté) et les quelques coquilles que comportait mon édition. A ce propos, j’ai lu une édition poche GF-Flammarion vieille de vingt ans et pourtant le livre est comme neuf, les pages sont toujours d’un blanc éclatant, je ne peux pas en dire autant de mon édition du même âge d’Une vieille maîtresse de Barbey d’Aurevilly chez Folio … ( les éditions GF-Flammarion sont définitivement mes éditions poche préférées !)

Premier constat, je me suis rendue compte que j’ignorais complètement ( ou avait complètement oublié ?) quelle avait été la vie de Robinson avant le naufrage et son arrivée sur l’île c’est-à-dire de quel milieu social il était, quelles étaient les raisons de son voyage en mer et quelles étaient les circonstances du naufrage etc … Et j’ai donc découvert un jeune homme de condition moyenne que son père souhaitait voir prendre le même chemin que lui : celui d’une vie douce et tranquille, certes modeste mais à l’abri des vicissitudes de la pauvreté et de l’ambition. Mais la jeunesse est folle et veut voir le monde, Robinson fait peu de cas des désirs et des avertissements d’un père au discours prophétique et fuit le foyer familial. Ses premiers pas chaotiques sur les ponts des navires sont bien près de le faire revenir à la raison et par là même à la maison. Mais la jeunesse est folle et surtout entêtée. Robinson persiste dans sa voie maritime, traverse moultes péripéties qui sont pour le personnage autant de mauvais présages et pour le lecteur autant d’occasions d’appréhender la mentalité de l’époque ( nous sommes au XVIIème siècle) que de s’en offusquer. Ne serait-ce qu’à travers les raisons qui poussent Robinson à effectuer le voyage au cours duquel il fera naufrage. Seul rescapé de la catastrophe, Robinson nage jusqu’à une île déserte et doit alors organiser sa survie.

Deuxième constat, j’ai réalisé à quel point Robinson Crusoé était un roman riche aux visions et interprétations multiples. Au-delà du simple récit d’aventure propre à enthousiasmer et faire rêver les enfants, le roman se pose en véritable éloge de la civilisation britannique et se fait le chantre du colonialisme à travers une allégorie de l’empire britannique qui transpire à travers différents détails.
La vision colonialiste transparaît principalement à travers la relation Robinson/Vendredi qui est une relation de dominant à dominé. Robinson ne traite pas Vendredi en égal mais bien en inférieur qu’il se doit d’amener à la civilisation. Robinson va ainsi instruire Vendredi et lui inculquer son mode de vie, sa culture, sa religion. Pas un seul instant il n’a la curiosité de s’intéresser à la vie de Vendredi qui est natif de la contrée et doit donc savoir bien mieux que Robinson comment exploiter les ressources de l’île et vivre en harmonie avec elle. Le seul passage où il y a réellement échange c’est au sujet de la religion, les questions de Vendredi sont d’ailleurs croustillantes et mettent Robinson dans l’embarras. Mais en dehors de ce point, le roman est une véritable vitrine des mentalités de son époque.

Seul sur son île, Robinson se l’approprie complètement, elle devient sa possession personnelle, son domaine en lequel il est souverain tout puissant. Vendredi est son sujet et de même sont ceux par qui viendra sa délivrance. Ne se fait-il pas d’ailleurs nommé gouverneur ? Ne fait-il pas de l’île sa colonie qu’il vient visiter une fois retourné dans le monde ? Et c’est précisément ce qui a amené certains commentateurs à faire de Robinson Crusoé une allégorie de l’empire britannique. Ainsi pour eux, la caverne que creuse Robinson afin d’y mettre ses affaires en sûreté est un rappel de l’activité minière de la Grande-Bretagne, activité à laquelle elle devra sa puissance ( argument un peu anachronique non ?)
Robinson ne manque pas non plus de louer l’humanisme britannique et la grandeur de la civilisation britannique en n’hésitant pas à pointer du doigt l’autre grande puissance de l’époque : l’Espagne. Ainsi Robinson s’offusque-t-il des massacres perpétrés sur les indiens d’Amérique par la couronne espagnole ( mais par contre la traite négrière et l’esclavagisme ne semblent pas lui poser de problèmes de conscience …).

J’ai été très surprise par les premières lignes qui décrivent les premiers pas de Robinson sur l’île. Je m’attendais à des pleurs, des lamentations et bien que De Foe nous fasse part un peu plus loin au cours du récit des états d’âme de son survivant, j’ai trouvé, au lieu d’un personnage désemparé et complètement perdu, un homme d’un flegme et d’un pragmatisme étonnants. Immédiatement, Robinson réagit, tire de l’épave du navire tout ce qui peut lui être utile, cherche un lieu où s’installer tout en étant à l’abri d’éventuels sauvages ou animaux et tout en pouvant surveiller l’horizon.
Et pendant une grande partie du roman, Robinson décrit dans les moindres détails tout ce qu’il entreprend. Bien qu’il ait pu récupérer pas mal de choses sur le navire et notamment des armes et des vivres, il doit tout de même voir plus loin et envisager le moment où ses réserves seront épuisées.
Ces pages peuvent peut-être ennuyer le lecteur par l’abondance de détails qui lui paraîtront peu intéressants. Pour ma part, ça m’a passionnée ! Parti du foyer familial en affirmant qu’il ne savait rien faire, Robinson doit tout apprendre, exercer tous les métiers. Il est gestionnaire, compte tout, vivres, munitions, poudre, le temps … Il est bucheron,charpentier, menuisier, mineur, agriculteur, chasseur, potier, tailleur, boulanger. Il y a ce passage magnifique où il fait remarquer que dans notre société confortable on ne s’imagine pas le travail qu’il y a derrière un simple morceau de pain. Et cet autre passage où il doit s’y reprendre à maintes et maintes reprises pour obtenir un simple pot en terre dans lequel conserver ses aliments ou les faire cuire. Robinson pourrait nous apparaître comme un surhomme mais il n’en est rien car il peine et commet des erreurs.
Robinson transporte ainsi la civilisation qu’il connaît sur son île. Mieux, il recréé une civilisation débarrassée du vice de l’argent et de l’ambition, il aimerait tant échanger toutes ces pièces d’or contre de simples ustensiles de cuisine ou une simple paire de chaussures. Ceci dit, tout en maugréant sur l’inutilité de l’argent sur l’île, Robinson n’en récupère et conserve pas moins tout celui qu’il trouve ! « Money It's a gas Grab that cash with both hands and make a stash »

Eloge de la civilisation et en particulier de la civilisation britannique, Robinson Crusoé est aussi un roman moral d’apprentissage aux nombreuses références religieuses et philosophiques.

Le roman prend à de nombreuses reprises modèle sur la Bible. La vie de Robinson se calque tour à tour sur celles de différents prophètes. D’une façon générale il est Job, celui qui pouvait tout avoir et mener une vie tranquille jusqu’à ce que Dieu en décide autrement, lui fasse tout perdre pour lui rendre au centuple à la fin. Dans la première partie du roman, il est Jonas, celui qui semble porter malheur à tous les navires sur lesquels il pose les pieds. Puis sur l’île, il est Adam. Dans les descriptions et la narration de De Foe, les allusions au Paradis biblique et à la Genèse sont évidentes.
Robinson, c’est celui qui ignorait Dieu et qui, par ses aventures, va progressivement « rentrer dans le droit chemin ». Robinson Crusoé, c’est aussi le récit d’une repentance, d’une expiation. La faute commise est de n’avoir pas écouté les avertissements et conseils du père, d’avoir voulu braver le destin. La révélation se fait lors d’un rêve, dès lors, Robinson se réfugie dans la religion, étudie la Bible, prie. De là, quelques belles lignes de morale chrétienne nous invitent à tempérer nos ambitions, à apprendre à nous satisfaire de ce que l’on possède déjà, de ne pas convoiter les richesses d’un plus aisé que nous, penser que notre sort est bien plus enviable que celui de certains autres et que la situation pourrait toujours être pire que ce qu’elle est.
Mais De Foe inclut également dans son texte quelques références philosophiques. J’ai surtout remarqué celles tenant aux idées de John Locke sur l’argent et la propriété : dans l’état de nature, l’homme ne recherche que ce dont il a besoin, il ne lui sert à rien d’accumuler. La situation de Robinson correspond justement à celle de l’homme dans l’état de nature : il est seul, n’a aucune concurrence pour la nourriture, il lui est donc inutile de faire des réserves de denrées amenées à se gâter et ne recueille donc que le nécessaire.
J’ai cru comprendre que De Foe s’inspirait aussi d’idées sur le travail et la vie en société, la solitude et l’isolement. Je ne peux malheureusement pas vous en parler car je n’ai pas approfondi la question et mes connaissances en philosophie sont limitées.

Sur la forme, Robinson Crusoé est écrit à la première personne, c’est donc Robinson lui-même qui nous narre ses aventures. Cette vision auto centrée participe elle aussi à mettre l’accent sur l’homme blanc, civilisé. C’est Robinson le héros. Michel Tournier prendra le contrepied de cette vision. Je vous en parlerai très bientôt car j’ai l’intention de le lire pour faire la comparaison.
Ce qui m’ a surprise c’est que à un moment donné, alors que la narration s’effectuait normalement jusque là, De Foe adopte la forme du journal. Je n’ai rien contre sauf qu’il l’abandonne complètement quelques pages plus loin. Je pense qu’il a voulu cantonner l’emploi du journal à toute cette période où Robinson est seul et effectue des tâches quotidiennes répétitives. D’ailleurs , j’ai trouvé que les répétitions se sentaient un peu trop. Mais dès que l’action reprend véritablement lorsque Robinson découvre une empreinte de pas, la forme du journal est interrompue et la narration reprise normalement. Autre défaut, la fin est complètement bâclée, je n’ai pas compris, on dirait que De Foe a cherché à se débarrasser au plus vite, c’est très étonnant.

Néanmoins, j’ai adoré cette lecture qui m’a encore fait rêver malgré que l’histoire soit connue. On peut vraiment dire que j’ai redécouvert le mythe de Robinson. C’est un roman qui, avec toute sa richesse cachée, reste un grand roman d’aventure. J’ai hâte de lire la version de Michel Tournier !