jeudi 29 janvier 2015

Azadi - Saïdeh Pakravan





L’Iran est un pays qui me fascine et me laisse perplexe à la fois. Il me fascine principalement pour la richesse et la grandeur de son Histoire et pour d’autres raisons liées à cet attrait que je ressens pour les cultures moyen-orientales. Et il me laisse perplexe, enfin plutôt me laissait perplexe, quant à sa situation politique et sociale actuelle. Jusqu’à maintenant, j’avais l’impression d’entendre deux sons de cloche diamétralement opposés. L’un surtout véhiculé par la littérature me laissait entendre que le régime politique iranien était une effroyable théocratie réglementant de façon draconienne la vie quotidienne des iraniens, un régime oppressif et répressif digne des plus célèbres romans dystopiques. L’autre, à travers des documentaires et émissions de voyage comme le célèbre « J’irai dormir chez vous », me renvoyait une image plus adoucie d’un peuple iranien finalement assez libre et dont le souci primordial était, comme tout le monde sur cette Terre, de subvenir à ses besoins élémentaires : se loger, se nourrir, fonder une famille etc… Je ne sais pas pourquoi je voulais absolument que quelqu’un me dise quelle conception était la bonne sans me rendre compte que j’avais eu là les deux versants d’une vision trop manichéenne de la question. Rien n’est tout blanc ou tout noir. Et l’Iran n’échappe pas à la règle. C’est en lisant le roman de Saïdeh Pakravan que j’ai enfin pris conscience de ce fait et que j’ai réalisé que cette ambiguïté que je ressentais était en fait tout à fait normale car voulue par le système iranien au point que les iraniens eux-mêmes vivent dans un flou perpétuel quant aux limites de leurs libertés et à ce qu’ils ont le droit de faire ou non. 


La Tour Azadi - Téhéran



Raha est une jeune étudiante issue des quartiers huppés de Téhéran. Comme une grande partie de la jeunesse iranienne, elle n’a connu son pays que sous le régime islamique là où les personnes plus âgées gardent un souvenir nostalgique des années passées sous le régime du shah. Lorsque les élections de 2009 se profilent avec l’espoir naissant que les choses changeront, l’attente est grande et beaucoup souhaitent la fin du « règne » d’Ahmadinejad. Mais lorsque les résultats sont annoncés, c’est la stupeur puis la colère. Les jeunes de Téhéran ne comptent pas en rester là, persuadés que les élections ont été truquées, ils descendent dans la rue et se retrouvent tous sur la place de la tour Azadi ( « Liberté ») afin de manifester leur révolte. Mais les forces de police interviennent et la répression commence. Après avoir été blessée une première fois, Raha persiste dans son engagement mais finit par se faire arrêter. En prison, le cauchemar commence. Libérée grâce à un contact dans la police, elle rentre chez elle brisée et meurtrie. Mais Raha est une jeune femme à la personnalité forte et, pour se reconstruire, décide de traîner ses bourreaux en justice. L’Etat iranien acceptera-t-il de reconnaître les sévices auxquels il soumet ses prisonniers ?

La grande force de ce roman de Saïdeh Pakravan est que, bien qu’elle ait choisi une jeune femme pour personnage central, elle donne la parole à de nombreux personnages annexes apportant ainsi une multiplicité de points de vue, de mentalités, de conceptions, de sensibilités. On n’a donc pas seulement une vision de l’Iran mais plusieurs, parfois contraires, d’autres plus nuancées et c’est ce qui m’a aidée à avoir une image plus claire de ce pays et de ce qu’en pensent ses habitants.
Raha est emblématique de la jeunesse iranienne mais surtout celle issue de milieux favorisés, fortement influencée par le monde extérieur et principalement par les pays occidentaux. Cette jeunesse rêve à un Iran s’inspirant des principes de liberté sur lesquels se fonde l’Occident, aspire à un Iran « civilisé » libéré de l’emprise religieuse qu’il connaît depuis la Révolution. C’est une jeunesse très soucieuse et honteuse de l’image négative renvoyée par l’Iran au monde.

Autour de Raha gravitent d’autres personnages dont son oncle et son amie émigrée aux Etats-Unis et en visite au pays qui, eux, par leur objectivité et leur connaissance du monde apportent un regard plus nuancé, tantôt nostalgique de ce que fut l’Iran sous le Shah et très critique envers le peuple iranien, tantôt fasciné et envoûté par ce pays aux multiples facettes au sein duquel gronde une force et une énergie positives qui ne demandent qu’à émerger.


 Et il y a aussi Hossein issu de la province à Téhéran pour travailler au sein des forces de police. Il a la charge de son frère, handicapé après avoir participé à la guerre Iran-Irak et qui s’est réfugié dans une pratique rigoureuse et stricte de la religion. Hossein fait partie de cette catégorie d’iraniens pas forcément favorables au régime mais plutôt manipulés par ce dernier, convaincus que les occidentaux complotent au quotidien pour abattre l’Iran. Pourtant Hossein est loin d’être un fanatique obscurantiste, c’est un garçon lucide et profondément humain qui ne cherche que le bien pour son pays et les siens.

Grâce à ces voix multiples que fait alterner Saïdeh Pakravan, j’ai pu appréhender toute l’ambiguïté et la perversité du système iranien, un système qui veut régenter la vie du peuple mais de façon très sournoise. Ainsi il laisse un semblant de liberté aux iraniens, ils peuvent faire ce qu’ils veulent mais gare à eux s’ils se font prendre. Parfois, ils sont arrêtés pour avoir enfreint des lois dont ils ignoraient complètement l’existence. Toutefois, quand un projet de loi est éventé et que cette loi est complètement farfelue, le peuple parvient à faire pression. J’ai en tête cet exemple lorsque Ahmadinejad a voulu légiférer sur l’utilisation des trottoirs, un côté aurait été réservé aux hommes, celui d’en face aux femmes. Face à la levée de boucliers, il a dû abandonner cette idée. Mais ce qui fait que ce régime perdure malgré les contestations, c’est qu’il est parvenu à diviser le peuple. Les manifestations de 2009 n’ont par exemple concerné que Téhéran et n’ont pas été suivies en Province. La peur des répressions a aussi convaincu certains de rester chez eux. Combien de fois la famille de Raha a-t-elle tenté de la dissuader de se rendre aux manifestations ?

Azadi est donc le récit du combat d’un peuple mais aussi celui d’une femme décidée à faire valoir ses droits, à faire condamner les sous-fifres de ce système oppressif et par là-même à affronter la douleur, la médiatisation, les jugements, les amis qui lui tournent le dos, les menaces, les insultes, le harcèlement, les questions odieuses des juges. A cette occasion on a encore l’illustration de cette division au sein du peuple entre ceux qui soutiennent Raha et la perçoivent comme une héroïne qui ose défier l’Etat et ceux pour qui elle est une ennemie de l’intérieur travaillant au fameux complot américano-sioniste.

Pourtant ce roman me laisse quelques interrogations. La première concerne la nature des populations ayant participé aux manifestations. L’auteur prend le soin au détour d’une phrase de nous préciser que ce mouvement de contestation touchait toutes les catégories sociales et n’était pas seulement le fait des plus favorisés. Pourtant lorsqu’elle évoque les participants, ce sont toujours des étudiants issus des classes privilégiées, des enseignants, des médecins etc… D’ailleurs, Saïdeh Pakravan n’a-t-elle pas choisi ses personnages contestataires au sein même de ces milieux aisés ? N’a-t-elle pas choisi un jeune homme d’origine très modeste pour incarner le représentant du système ? J’aurais aimé avoir aussi le point de vue d’un de ces habitants des quartiers sud ( pauvres) de Téhéran souvent qualifiés de « racailles » et savoir ce qu’il en est réellement. Y a-t-il vraiment une division nette entre milieux modestes partisans du régime d’un côté et riches occidentalisés de l’autre ? Pourtant les cadres du régime proviennent de ces mêmes classes riches usant de leur position pour se sortir d’affaire et transgresser allègrement ces lois qu’ils sont censés faire appliquer.

Autre point sur lequel je voulais revenir, celui de la religion. Bien entendu c’est la religion qui réglemente la vie quotidienne des iraniens. Saïdeh Pakravan nous donne à de nombreuses reprises des exemples de cette domination sur une population vivant sous l’ombre perpétuelle des Gardiens de la Révolution islamique. Tantôt en uniforme, tantôt en civil, ils rappellent à l’ordre tout manquement aux « bonnes mœurs » : comportement, tenue vestimentaire etc… Mais la question religieuse est encore une fois l’occasion de voir à quel point le peuple iranien ne manque pas de ressources. Saïdeh Pakravan évoque dans son roman la fête de l’eyd que j’avais d’abord confondue avec l’Aïd-el-Kebir. Et j’ai été surprise d’apprendre que cette fête est d’origine païenne et que l’ayatollah Khomeini avait en son temps tenté de l’interdire mais la farouche opposition du peuple l’a contraint à renoncer. Cette fête traditionnelle a encore cours de nos jours et est restée très populaire. Concernant la foi, là encore la diversité règne au sein du peuple iranien. Raha est le parfait exemple de la jeune femme athée et Saïdeh Pakravan montre bien que nombreux sont ceux à faire semblant d’avoir une pratique religieuse rigoureuse. 

Magnifique panorama de la situation politico-sociale de l’Iran d’aujourd’hui, Azadi est un roman qui permet de mieux comprendre ce pays tant décrié et dresse à travers la figure d’une femme forte destinée à éveiller et maintenir l’espoir dans le cœur d’un peuple le portrait d’un pays très complexe. Un très grand roman que je conseille fortement !


C'est ça l'Iran, dit Djamchid. Un tissu de contradictions.


Un grand merci à Babelio et aux éditions Belfond.


16 commentaires:

  1. C'est le genre de livres qui nous font voyager et nous instruisent sur un pays bien au -delà de ce que peuvent nous en dire les journaux télévisés. Ta chronique bien détaillée me donne un bel aperçu de la densitè de ce roman.

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    1. Merci Jostein ! C'est vrai qu'il faut au maximum diversifier les sources d'information surtout dans des cas comme celui de l'Iran. L'idéal pour moi serait de me rendre compte par moi-même en allant sur place. C'est un projet que j'ai en tête, je ne sais pas si j'aurais l'occasion de le mener à terme mais je l'espère !

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  2. Tu mets l'eau à la bouche ! Je suis de mon coté tenté par les nouvelles iraniennes de Zoyâ Pirzâd qui viennent d'être rééditées par Zulma.

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    1. Oh merci beaucoup pour cette info Jérôme !! C'est une auteure dont j'ai déjà entendu parler mais n'ai pas encore eu l'occasion de la lire.

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  3. Merci beaucoup pour cette chronique ! Je lisais justement Marjane Satrapi la semaine dernière, je crois que ce roman est une belle manière de poursuivre sur la question iranienne.
    Sinon... j'ai un peu triché... j'ai commencé Moby Dick... pas pu résister... Tiens moi au courant quand tu attaques ce livre :)

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    1. De Marjane Satrapi je n'ai vu que l'adaptation qu'elle a réalisée de "Persépolis". J'avais adoré mais encore une fois c'est une vision très sombre de l'Iran ( en tout cas c'est le souvenir que j'en garde, il faudrait que je penche sur la BD qui est peut-être plus nuancée). J'avais aussi adoré l'adaptation ciné de "Poulet aux prunes". Ces iraniens ont décidément un talent fou. En tout cas, je te conseille vraiment "Azadi", n'hésite pas car c'est réellement un roman éclairant.

      Ne t'en fais pas pour "Moby Dick", je l'ai commencé aussi ;-) Bon, je n'en suis qu'au tout début ( au chapitre 5). Tu en es où toi ?

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  4. LA BD de Persépolis est assez sombre en effet. Poulet aux prunes beaucoup moins sur le plan politique, mais le récit se déroule avant la révolution.
    Pour Moby Dick... j'en suis au chapitre 92...je pensais que ça me prendrait plus de temps mais je le dévore en fait ! J'adore, quand ce n'est pas le récit, c'est la langue qui me retient et il y a vraiment des petits bijoux de paragraphes... Je monte tous les soirs avec mon harpons sur une baleinière en ce moment, je respire le poisson et je découpe de la baleine, un vrai bonheur :D Mais je me tais : tu n'es pas encore montée sur le bateau je crois ;)

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    1. Oui en effet, je suis encore à terre et Ismael copine avec Queequeg :-)
      Tu as bien avancé dis donc ! C'est vrai que le style est magnifique. Je ne sais pas s'il y a plusieurs traductions disponibles. Mon édition a été traduite par Henriette Guex-Rolle, c'est la même pour toi aussi ?

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    2. Oui j'ai la même traduction :)
      J'adore ce passage de la rencontre entre Ismaël et Queequeg. En fait, j'ai déjà lu Moby Dick quand j'avais 12 ans - autant dire que je n'en garde pas beaucoup de souvenirs, mais je me souvenais de ce passage dans la chambre quand Queequeg s'habille... C'est étrange les restes de souvenirs que j'ai. En revanche, sur le bateau je redécouvre tout, je n'ai aucun souvenir de rien, mis à part l'ambiance générale. Il faut dire que le texte est très dense !

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    3. Tu l'as lu à 12 ans ? Alors là je te tire mon chapeau ! Si j'avais essayé de le lire à cet âge, j'aurais abandonné très rapidement. Tous ces chapitres encyclopédiques auraient eu raison de moi. Et dire que j'accusais Victor Hugo de trop "étaler sa science", je crois que Melville le surpasse de loin ! Je m'attendais à un vrai roman d'aventure, j'encaisse le choc ^^

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  5. bonsoir Aaliz
    je te suis pour ce livre je vois de suite si la biblio là , je me souviens tres bien du couronnement du shah et des fastes j'ai un peu suivi par la suite de façon décousue , ta chronique me plait beaucoup , j'ai lâché la grande librairie c'est dire ;-) bon je vais de suite voir le catalogue de la biblio merci au plaisir elo melo

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    1. Bonjour elo melo !
      Merci pour ton gentil commentaire :-) Tu peux me suivre sans crainte sur ce titre-là, il est vraiment vraiment intéressant ! J'ai un autre roman sur l'Iran, une saga familiale qui commence sous le régime du shah et qui vit la révolution de 1979. J'espère le lire cette année et ne pas être déçue. Bises !

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  6. Ce roman m'intéresse énormément! En censurant un roman d'amour iranien est un roman à découvrir aussi, avec le biais de l'humour un peu absurde.
    A part ça j'ai eu la chance de visiter l'Iran, en juillet 2009 (pas vraiment le moment le meilleur, c'est sûr), je pense que les manifestations avaient eu lieu aussi dans les grandes villes du pays. Les iraniens sont vraiment à connaître, leur confiance envers les étrangers était grande (ils allaient vers nous, pour parler librement semble-t-il, en anglais)

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    1. J'ai lu aussi " En censurant un roman d'amour iranien", j'avais beaucoup aimé aussi avec ses nombreux clins d'oeil à la culture iranienne et les passages raturés symbolisant la censure.
      Quelle chance tu as d'y être allée ! Je rêve de pouvoir visiter ce pays un jour et de rencontrer ses habitants, savoir ce qu'ils pensent vraiment, eux qui y vivent au quotidien. Tu n'as pas eu de soucis pendant ton séjour ? ( rapport au contexte ? est-ce que tu as été souvent contrôlée ou ce genre de choses ?)

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  7. Aucun souci! Les gens sont adorables.
    Bon, dès la sortie de l'avion, il fallait avoir la tête couverte, et les "gardiennes de la révolution" sont là pour le rappeler. A part ça pas de contrôles. Une atmosphère parfois lourde, surtout pour les iraniens qui eux doivent vivre dans leur pays continuellement. Plus du ressenti que du dit, mais il y a des regards qui ne trompent pas.
    La confiance à l'égard des "étrangers" était bluffante, quand même! Leur parole plutôt libre (avec nous)
    A cette période assez mal choisie, il n'y avait pas d'autres touristes, c'était une expérience particulière.

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  8. Je suis comme toi ! L'Iran est un pays qui me fascine... Tout comme toi pour son histoire très riche mais aussi pour son contexte actuel. je ne connaissais pas ce livre mais il m'a l'air vraiment intéressant !
    Merci pour cette jolie découverte (et je suis bien d'accord ces iraniens ont un talent fou ^^)

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