mercredi 17 avril 2013

L'Ensorcelée - Jules Barbey d'Aurevilly



J’ai fait la connaissance de Jules Barbey d’Aurevilly lorsque j’étais encore au lycée. Notre prof de français nous avait demandé de lire Une vieille maîtresse. Je me souviens d’avoir beaucoup apprécié cette lecture malgré une première moitié du livre ennuyeuse à mourir et qui aura eu raison du peu de courage de mes camarades de classe de l’époque. Mais pour les quelques rares téméraires qui ont poursuivi la lecture jusqu’au bout, leur volonté aura été récompensée par une deuxième moitié absolument passionnante pour laquelle je me rappelle mon enthousiasme.
Je n’avais pas renoué avec Barbey depuis lors, bien que ma bibliothèque comptât parmi ses rayonnages deux autres œuvres de cet auteur. J’ai donc proposé l’une d’entre elles, L’ensorcelée, en lecture commune. Je ne savais pas trop à quoi m’attendre et j’ai abordé ce roman sans aucun a priori. Et la surprise fut plutôt agréable.

L’ensorcelée est un roman qui oscille entre le fantastique et le réel. Barbey y a mis tous les ingrédients caractéristiques d’un roman fantastique : des personnages énigmatiques, une lande désolée et lugubre, des scènes étranges, des légendes et des superstitions, un brin de sorcellerie bref … un véritable cocktail détonnant.
Et parmi ces personnages énigmatiques, on compte surtout l’abbé de la Croix-Jugan, cet homme mystérieux qui fait tourner les têtes et le cœur des femmes jusqu’à leur complet dépérissement.
L’auteur l’assimile souvent à la figure du Diable, de par son aspect physique tout d’abord mais aussi par son comportement froid et distant. Le lecteur est pourtant dans la confidence et connaît l’histoire de l’abbé contrairement aux autres personnages. Mais malgré ça, il est resté quand même pour moi doté d’une aura mystérieuse tout au long du récit car finalement on ne sait pas tant de choses que ça sur son compte. Tantôt on le croit sans cœur et tantôt on le voit voler au secours d’une pauvre vieille mourante.
C’est une façon assez cruelle pour l’auteur d’aborder le thème de l’amour non partagé. La pauvre Jeanne n’est pas la première victime de l’abbé ce qui lui donne une dimension mystérieuse supplémentaire, comme si l’abbé avait le pouvoir d’ensorceler ses admiratrices. Que le lecteur ne s’imagine pas obtenir une explication à tout ça, il devra se contenter de son imagination et de ses propres suppositions.

Cette histoire de l’abbé de la Croix-Jugan nous est rapportée par le narrateur qui la tient lui-même d’un fermier rencontré au hasard d’un voyage et complétée ensuite par ses propres recherches. Le procédé est intelligent car il excite la curiosité du lecteur. Qui n’aime pas qu’on lui raconte les vieilles histoires, les légendes d’un village ou d’une région ?
Qui plus est, Barbey nous relate tout ça dans un style magnifique où il n’hésite pas à utiliser le patois local normand ce qui donne encore plus d’authenticité et de réalisme au texte.
Il ancre son récit dans un contexte particulier qui est celui de la chouannerie normande. Il est vrai qu’en ce qui concerne la chouannerie, on pense surtout à la Vendée et j’ai trouvé très intéressant que Barbey nous parle de ce qu’il en était de ce mouvement contre-révolutionnaire dans une autre région ( la sienne et aussi celle où j’ai grandi ). Le contexte lui donne d’ailleurs l’occasion de nous exposer ses vues politiques : clairement royaliste, Barbey nous dresse un portrait très sombre et pessimiste de la France sous la République puis l’Empire.

J’ai donc beaucoup apprécié cette lecture, son côté à la fois fantastique et réel, le savant dosage des éléments fantastiques qui nous fait parfois douter, l’immersion dans la vie d’une région au temps de la chouannerie, le fait que Barbey soit très cru dans les faits qu’il raconte. Violence des actes et violence des sentiments, il n’épargne en rien le lecteur.
Un roman très fort, puissant où l’on ne s’ennuie pas à un seul instant. Il ne me reste plus qu’à sortir Les Diaboliques de ma bibliothèque.

Les avis aussi enthousiastes de Marie et Jérôme.

lundi 15 avril 2013

L'écume des jours - Boris Vian



L’écume des jours est probablement le plus célèbre et le plus apprécié des romans de Boris Vian. Et pourtant, la magie n’a pas opéré sur moi. C’est étrange car je suis en général plutôt réceptive aux œuvres de Boris Vian. Bon, il est vrai que j’ai principalement lu ses romans noirs mais j’avais également beaucoup apprécié, dans un registre différent, L’herbe rouge.
Alors pourquoi ça n’a pas pris avec L’écume des jours ?

J’ai, en fait, eu des difficultés à entrer dans l’univers créé par Vian. Il manipule les codes et les règles de la nature, renverse nos perceptions et j’ai eu du mal à m’adapter. Je reconnais pourtant qu’il a réussi à donner un côté assez poétique à l’ensemble mais c’était, je crois, beaucoup trop décalé pour moi.
Il joue aussi beaucoup avec les mots, c’est amusant à certains moments mais incompréhensible à d’autres. Certains passages me sont restés totalement hermétiques comme celui de la cérémonie du mariage à l’église. J’ai donc été un peu perdue dans cette lecture, tiraillée entre la poésie et le burlesque qui, pour moi, ne faisaient pas bon ménage.

De plus, je ne suis pas particulièrement fan de jazz, je n’y connais rien et ce n’est pas un genre musical qui m’attire. De ce fait, les nombreuses références et l’atmosphère très « jazzy » du récit ont constitué autant de barrières supplémentaires à mon intérêt. Ceci dit, je reconnais que le « pianocktail » est une invention très originale ( est-ce que ça marche aussi avec du rock ?).

J’ai trouvé qu’il y avait aussi des choses intéressantes au niveau des thèmes abordés, notamment on y retrouve la conception de Boris Vian sur le travail, sur le rapport à l’argent de façon générale, sur les différences sociales mais aussi sur les addictions.

Et puis, cette histoire est quand même incroyablement triste dans toutes ses dimensions bien que le dévouement dont font preuve Colin envers Chloé et Alise envers Chick soient très touchants et même effrayant en ce qui concerne Alise et Chick. D’ailleurs, les chapitres relatifs à la façon dont Alise essaie de guérir de son addiction celui qu’elle aime m’ont rappelé l’atmosphère des romans noirs de Vian.

L’idée que toutes les choses « meurent » en même temps que Chloé est bien trouvée mais accentue encore plus le côté dramatique : l’appartement qui rapetisse au fil des jours, les rayons du soleil qui n’entrent plus par les fenêtres … le tout pour aboutir à une fin tragique pour tous les personnages de ce conte pessimiste qui se termine mal.

Et le lecteur referme ce livre avec un gros nénuphar dans le cœur.

Merci à Nelcie pour l'organisation de cette LC.

Ici les avis plus enthousiastes de : Amanite, Aude13

dimanche 14 avril 2013

Le Zéro et l'Infini - Arthur Koestler



« Les personnages de ce livre sont imaginaires. Les circonstances historiques ayant déterminé leurs actes sont authentiques. La vie de N.-S. Roubachof est la synthèse des vies de plusieurs hommes qui furent les victimes des soi-disant procès de Moscou. Plusieurs d’entre eux étaient personnellement connus de l’auteur. Ce livre est dédié à leur mémoire. »

Ainsi commence Le zéro et l’infini d’Arthur Koestler. On y suit le parcours d’un haut responsable du parti communiste russe N.S. Roubachof de son arrestation à sa condamnation. Nous sommes en Russie sous Staline à l’époque des grandes purges et des procès de Moscou. Roubachof est un « ancien » du parti, il a participé aux Révolutions de 1917 et, de ce fait, est fortement imprégné des idéaux révolutionnaires de l’époque, idéaux que Staline a, selon lui, trahi. Roubachof s’engage alors dans l’opposition mais finit par être démasqué.
Les interrogatoires qu’il subit et les périodes qu’il passe dans sa cellule sont l’occasion de revenir sur son action, ses choix, sa vision de ce qu’est devenue la Révolution.

A travers ce récit, Koestler décortique la mentalité des partisans du régime stalinien et celle de ses opposants. L’analyse qu’il fait du régime se base sur le titre même du récit : le zéro représente alors la place de l’individu au sein de la société communiste russe, l’être humain en tant qu’entité individuelle n’existe pas et doit se sacrifier au bénéfice de la communauté : l’infini. La communauté est tout et l’individu n’est rien. A partir de cette « philosophie », tout est alors excusable, peu importe que certains meurent de famine, peu importe que d’autres soient arrêtés et condamnés arbitrairement, tant que tout cela participe au bien collectif.

Pour les partisans du régime, l’URSS est une grande expérience unique dans le monde et dans l’Histoire. Et une expérience n’est pas complètement prévisible et peut amener à faire des erreurs. Mais seule l’expérimentation permet d’évoluer. Peu importent les dommages collatéraux, la fin justifie les moyens.
« Chaque année plusieurs millions d’humains sont tués sans aucune utilité par des épidémies et autres catastrophes naturelles.[…] La nature est généreuse dans les expériences sans objet auxquelles elle se livre sur l’homme. Pourquoi l’humanité n’aurait-elle pas le droit d’expérimenter sur elle-même ? »

De son côté Roubachof couche par écrit ses propres réflexions, tente de comprendre comment l’idéal révolutionnaire original a pu dévier vers un régime politique autoritaire où les libertés ont disparu, il élabore des théories que ses accusateurs critiquent par la suite apportant leurs propres contre-arguments. Le tout est extrêmement intéressant, pousse le lecteur à réfléchir et à se poser des questions.

J’ai trouvé ce récit extrêmement fort et poignant. J’ai adoré le personnage de Roubachof, qui loin d’être un héros, se comporte en humain avec ses forces et ses faiblesses. Il témoigne également de la grande difficulté à assumer ses idées et ses opinions dans un régime aussi oppressif et répressif, comment sauver sa tête sans en dénoncer d’autres ? J’ai admiré la force et l’intelligence avec laquelle il a résisté et répondu à l’interrogatoire de Gletkin, Gletkin modèle parfait de l’agent russe endoctriné et appliquant à la lettre toutes les ruses du système pour faire avouer aux condamnés des faits qu’ils n’ont jamais commis. Roubachof démonte les arguments de Gletkin en en faisant ressortir l’absurdité et l’incohérence donnant des passages assez jouissifs à la lecture.

Une scène m’a particulièrement touchée, c’est celle où à l’occasion d’une promenade au sein du centre de détention, Roubachof échange quelques mots avec un nouvel arrivé, occupant de la cellule à côté de la sienne. Le pauvre homme est originaire d’un « petit état du sud-est de l’Europe » où il a passé vingt ans en prison avant d’être envoyé en Russie. Il semble avoir perdu l’esprit mais pourtant cet échange entre lui et Roubachof est très révélateur de la désillusion qu’ont connu nombre de soviétiques à l’époque :
« Je n’y peux rien, dit-il à voix basse. On m’a mis dans le mauvais train.
- Comment ça ? demanda Roubachof
Rip Van Winkle lui sourit de son air doux et triste.
« A mon départ, ils m’ont emmené à la mauvaise gare, dit-il, et ils ont cru que je ne m’en étais pas aperçu. Ne dites à personne que je le sais. »
La Russie telle qu’elle est en réalité est bien loin de l’image de la Russie soviétique idéale telle que la véhicule la propagande communiste.

Le Zéro et l’infini est un récit extrêmement stimulant intellectuellement, le fait qu’il se base sur des faits réels en accroît d’autant plus la force et l’intérêt. Koestler a effectué là un travail remarquable et cet ouvrage devrait être plus connu et plus lu qu’il ne l’est. Le style est agréable, on sent la maîtrise de l’argumentation, la logique du texte et l’intelligence de celui qui l’a écrit. Voilà un livre que je relirai assurément et qui gagnerait à être étudié et davantage lu.


mardi 12 mars 2013

Le soleil des Scorta - Laurent Gaudé



Il fallait bien que je fasse un jour enfin la connaissance de Laurent Gaudé dont je voyais le nom apparaître un peu partout suivi de qualificatifs élogieux, et pourquoi pas avec Le soleil des Scorta, celui de ses romans apparemment le plus plébiscité, un prix Goncourt qui semble, aux dires des lecteurs, amplement mérité, une fois n’est pas coutume.

Comme beaucoup, j’ai apprécié ma lecture mais je n’irai pas jusqu’au coup de cœur ni même jusqu’à crier au génie.
Le soleil des Scorta est un bon roman qui se lit bien et vite, qui n’ennuie pas, qui est très bien écrit mais j’ai trouvé qu’il lui manquait un petit brin d’originalité pour être totalement conquise.
Je m’attendais en fait à une véritable saga familiale mais le roman ne se déroule que sur quatre générations dont les deux premières sont largement survolées (1/5ème du roman seulement). En fait, il s’agit surtout de l’histoire de deux frères et d’une sœur qui doivent se débrouiller dans la vie car leur fortuné père les a privés de tout héritage. Décision que je n’ai absolument pas comprise ! Le père prend uniquement des dispositions afin que ses descendants, si miséreux qu’ils soient, puissent être enterrés avec faste. En lisant ça, je m’attendais à ce que cette idée soit exploitée sur plusieurs générations mais pas du tout …
Finalement, j’ai préféré ce 5ème du roman consacré à Luciano et Rocco. Le récit partait bien avec cette histoire de vengeance mais finalement là aussi j’ai été déçue, je m’attendais à ce que ce soit beaucoup plus développé et j’imaginais quelque chose de plus dramatique.

Je reconnais que Laurent Gaudé a su retranscrire à merveille l’atmosphère de l’époque et du lieu. On ressentait vraiment la chaleur, le soleil, l’aridité et la sécheresse de la terre, c’est comme si on y était. La scène du repas en famille est merveilleuse en sensations, de quoi donner envie de se précipiter dans un restaurant italien.
Il y a aussi de très belles scènes pleine de poésie comme celle relatant le dernier voyage en mer de Donatello, passage que j’ai trouvé magnifique.
J’ai apprécié aussi cette belle leçon sur la vie, que finalement on peut être heureux à simplement se contenter de bons moments passés avec ceux qu’on aime, peu importent les difficultés. Mais j’ai trouvé que ça sentait un peu trop le renoncement et le pessimisme, surtout à travers la frustration d’Elia qui se sent prisonnier d’une vie de labeur qu’il n’a pas choisie. Elia s’est soumis à la loi du clan et des liens du sang. Laurent Gaudé a très bien su illustré cette mentalité propre aux pays méditerranéens qui attachent énormément d’importance à la famille. Il suggère aussi l’évolution de cette mentalité à travers le départ à l’université d’Anna et montre l’ouverture progressive de ce petit village à travers le tourisme.

Un très beau roman donc mais qui, dans le genre de la saga familiale, reste quand même très loin d’un Cent ans de solitude.

lundi 11 mars 2013

Ce qu'il advint du sauvage blanc - François Garde



Ce qu’il advint du sauvage blanc est un roman inspiré d’une histoire vraie, celle de Narcisse Pelletier, jeune mousse de 13 ans embarqué sur le Saint-Paul en 1857 puis abandonné sur le littoral australien . Il est adopté par une tribu indigène au sein de laquelle il vit pendant 17 ans avant d’être retrouvé et emmené contre son gré afin de le renvoyer dans son pays d’origine : la France.

Rien que pour écrire les quelques lignes qui précèdent, j’ai été ennuyée. Parce que ce que je vous ai dit au sujet de Narcisse Pelletier concerne la véritable histoire de Narcisse Pelletier et non pas celle qui est narrée dans le livre.

En effet, le roman de François Garde se dit inspiré de cette histoire et bien qu’il en conserve certains éléments, il en déforme beaucoup d’autres. Il faut donc avoir bien à l’esprit avant de le lire qu’il s’agit bien d’une fiction et non pas d’une biographie romancée comme l’on pourrait s’y attendre.
D’ailleurs, l’auteur ne prend même pas la peine de préciser ses intentions ni même de fournir quelques détails sur ses recherches et ses sources d’informations comme il est courant de le faire dans ces cas-là. D’autant plus qu’il existe une source de première importance, celle du témoignage de Narcisse lui-même rapporté par Constant Merland : Chez les Sauvages : dix-sept ans de la vie d'un mousse vendéen dans une tribu cannibale (1858-1875). Or l’auteur reconnaît ne même pas l’avoir consulté ! Ce qui, pour moi, était le minimum syndical !
J’aurais apprécié une mise en garde, un petit avertissement pour préciser ce fait car je me suis sentie un peu bernée pour le coup.
Certains prétexteront que le but de l’auteur était autre que celui de faire une biographie romancée. Je réponds alors : dans ce cas on le précise ! Le fait que l’auteur conserve des détails tels quels induit le lecteur en erreur et l’amène à prendre pour argent comptant tout ce que l’auteur écrit alors que tout est déformé.

Le roman est construit sur le mode des chapitres alternés entre d’une part le récit de la vie de Narcisse, son abandon, son intégration dans la tribu, et d’autre part le récit de son retour à la « vie normale » à travers les lettres de celui qui le prend sous son aile : Octave de Vallombrun ( personnage totalement fictif).

Il ne s’agit donc pas d’un nouveau Robinson Crusoé, François Garde s’intéresse surtout au côté psychologique de cette aventure. Le désarroi de Narcisse face à cette tribu aux mœurs qui lui sont étranges et incompréhensibles fait écho au désarroi d’Octave face à ce compatriote qui ne comprend plus les mœurs de son peuple d’origine.
Narcisse a complètement adopté le mode de vie, la langue, la mentalité de sa tribu d’adoption et semble en avoir oublié sa propre culture. Il se terre dans un mutisme qui déconcerte son protecteur, ce dernier, travaillant pour la Société de Géographie, espérait bien pouvoir tirer de ce cas incroyable de précieuses informations sur les us et coutumes du peuple indigène.
Ces informations, le lecteur les a à travers les chapitres consacrés à la vie de Narcisse après son abandon. Mais après quelques recherches, je me suis aperçue qu’elles étaient purement fictives elles aussi. Pour connaître les véritables conditions de la vie de Pelletier, il vaut mieux se référer à l’ouvrage de Constant Merland.

En dehors de ça, il s’agit quand même d’une lecture intéressante de par la réflexion qu’elle suscite concernant la différence et l’intégration. François Garde met en évidence le fait qu’on ne peut appréhender une autre culture sans tenir compte de la nôtre. On essaie désespérément de comprendre avec nos codes, nos principes à nous alors qu’ils ne sont plus applicables. Il souligne aussi de façon indirecte l’importance du milieu dans lequel on évolue sur l’élaboration de notre personnalité et l’importance de la langue pour communiquer et s’intégrer au sein d’un groupe social, la langue est d’ailleurs un véritable reflet de la culture de ce groupe.
Je me suis demandée tout au long de ma lecture comment on pouvait ainsi oublier 18 ans de sa vie. L’auteur apporte une réponse en fin d’ouvrage, réponse que je n’ai pas trouvée convaincante. ( cette « amnésie » est beaucoup plus compréhensible, à mon sens, dans le cas du véritable Narcisse Pelletier ).
François Garde évoque aussi la réception de cette aventure par la société de l’époque, curiosité malsaine, soupçons d’imposture … sans mettre de côté la possibilité que notre rescapé soit en fait devenu fou.

J’ai apprécié également le style, l’auteur marque bien la différence entre le récit de la vie de Narcisse et les lettres d’Octave où l’on remarque bien le changement de ton. L’emploi du procédé épistolaire permet au lecteur de se mettre à la place d’Octave et de se questionner en même temps que lui. On se prend au jeu mais on ressent également toute la frustration d’Octave face au mutisme de son protégé. Et pourtant, on est censé en savoir plus que lui mais ce sont principalement ses réactions, son comportement qui m’ont intriguée et déconcertée.
Narcisse Pelletier
Le personnage d’Octave est donc très touchant par son combat pour faire reconnaître l’importance d’étudier le cas de Narcisse et par son souci de le protéger et ce malgré l’incompréhension de son entourage familial et professionnel.
Bref, tout ceci m’a donné une furieuse envie d’en savoir plus et de me procurer l’ouvrage de Constant Merland (mais évidemment il est indisponible partout …).

Ce qu’il advint du sauvage blanc est donc un roman très intéressant par toutes les questions qu’il soulève et agréable à lire mais je l’aurais d’autant mieux savourer, je pense, si j’avais su dès le départ qu’il s’agissait purement d’une fiction.

Pour en savoir plus et démêler le vrai du faux :
-         l’article Wikipédia sur Narcisse Pelletier
-         l’avis de Stephanie Anderson, anthropologue et spécialiste du cas Pelletier.
-         l'avis très complet et détaillé sur le blog du koala lit ( nombreuses références et explication des erreurs commises par François Garde, interview de Stephanie Anderson )


jeudi 7 mars 2013

Bleu comme l'enfer - Philippe Djian



On peut penser ce que l’on veut du système France Loisirs, qu’ils « poussent » à l’achat, que c’est une contrainte etc…, j’avoue que je leur dois quand même un bon nombre de découvertes. Je ne trouve pas forcément mon bonheur à chaque trimestre et suis donc obligée d’y aller au hasard et c’est comme ça que je me suis retrouvée avec le premier roman de Philippe Djian entre les mains ( il faut dire que la couverture du livre n’y est pas pour rien dans mon choix ). C’est de retour à la maison, en faisant la ronde des avis sur le net, que j’ai commencé à craindre le pire. Beaucoup d’avis négatifs m’ont fait laissé le livre de côté pendant un certain temps. Mais la curiosité a pris le dessus et j’ai fini par l’ouvrir.

Bleu comme l’enfer est le récit d’une cavale, d’une chasse à l’homme à travers le désert américain.
Ned, un jeune trentenaire un peu paumé, doit livrer une Buick à certaines personnes apparemment peu recommandables. Mais il ne trouve rien de mieux, sur le trajet de livraison,  que de braquer un snack. Il embarque au passage un des clients et s’enfuit avec les flics aux trousses. Nos deux larrons se font finalement arrêter, la Buick est confisquée et les deux lascars emmenés par un des policiers, Franck. Mais ce dernier ne semble pas très respectueux des procédures et ramène ses prisonniers chez lui. Ce qu’il n’avait pas prévu, c’est qu’ils finiraient par s’enfuir embarquant au passage sa femme et sa fille ( de leur plein gré, il faut bien préciser). Le quatuor va tenter de récupérer la Buick mais Franck les prend en chasse.

Les cinquante premières pages ont été laborieuses et je me suis demandée si je n’allais pas abandonner. J’ai eu, en effet, un peu de mal avec le style cru et parfois vulgaire, les scènes de sexe. Mais malgré ça, j’ai persisté et j’ai bien fait.
Oui, le style de Philippe Djian est particulier. Il s’agit surtout d’un style oral où le lecteur a l’impression d’entendre les pensées des personnages rapportées telles quelles. Ce qui donne certains passages où de courtes phrases s’enchaînent sur plusieurs pages avec juste des virgules pour les séparer, entrecoupées aussi d’interjections, de jurons. De même avec les dialogues, qui commencent de façon classique au style direct avec passage à la ligne et chaque réplique bien marquée, puis Djian ne précise plus qui parle, le marquage disparaît, le saut à la ligne aussi, tout s’enchaîne et seule la logique permet de distinguer chaque réplique et qui en est l’auteur ( ça m’a rappelé un peu Cormac McCarthy ).
Alors même si c’est un peu difficile à la lecture, j’ai trouvé cette façon d’écrire géniale, ça rend le récit très vivant, très spontané, le lecteur est immergé et ne reste pas simple spectateur.

Ce qui peut gêner aussi, c’est le langage très cru, l’atmosphère assez malsaine pleine de violence, de sexe, de drogue et d’alcool. Les personnages sont tous des paumés, Franck est un alcoolique obsédé sexuel, sa femme Lili une grande consommatrice de joints. On les trouve plutôt antipathiques et pathétiques au premier abord mais on se rend vite compte que tout cela exprime un profond malaise et un grand mal de vivre. Tous ne parviennent pas à trouver leur place dans cette société des années 80 qui se trouve être déjà la société de consommation que nous connaissons. Et Djian parsème alors son récit de ses petites phrases qui semblent anodines mais qui en disent très long sur la vision des personnages ( et SA vison ?) de la vie et du monde qui les entoure, tout comme au détour d’une page, après une scène violente, on se surprend à lire quelques lignes pleines de poésie aussi incongrues et éphémères qu’une fleur sur un cactus. Certaines scènes et dialogues m’ont également beaucoup fait rire.

Philippe Djian retranscrit aussi à merveille l’ambiance de son récit. Il évoque beaucoup les sons et les couleurs, et cette chaleur accablante qui assomme les personnages tout au long de leur périple à travers le désert. On imagine les décors et on s’y croirait presque tellement Djian parvient à jouer avec nos sens. Les perceptions ont une grande place dans ce texte.
Un mot enfin sur l’intrigue elle-même : elle est passionnante. Le récit alterne entre les points de vue de nos quatre fugitifs et celui du chasseur. Le lecteur entre dans certaines confidences mais est aussi parfois bien surpris. J’ai été tenue en haleine tout au long de ma lecture, j’ai vraiment eu l’impression de partir en cavale avec eux, avide de savoir comment tout cela se terminerait même si on pressent, dès le début, que la fin sera tragique.

Pour un premier roman, Philippe Djian a vraiment fait fort. Bleu comme l’enfer est un chef d’œuvre construit brillamment, extrêmement bien ficelé, profond et écrit dans un style bien plus riche qu’il n’y paraît. Philippe Djian écrit avec ses tripes et j’adore ça. Le prochain que je lirai sera son très célèbre 37°2 le matin et j’espère y retrouver ce souffle rageur qui m’a transportée ici.


-         Oui, mec, c’qu’y a ?
-         Ho, je peux te parler, t’es pas trop raide ?
-         Mec, je suis raide, mais tu peux parler. J’entends super, t’es à côté de moi, ouais.
-         Bon, je me suis fait piquer la Buick.
-         Ouais, tu t’es fait piquer la Buick et moi je chie de l’héroïne pure ooouuoouuuaaaaaaaaaaaaa…
Ned écarta l’écouteur de son oreille, même comme ça le rire de Jimmy gardait un bon volume. Quand il se calma, il dit :
-         Ooouuu, je me suis pissé dessus. Terrible.
-         Jimmy, je déconne pas.
-         Hein ?
-         C’est les flics.
-         …
-         Hey, t’es toujours là ?
-         Iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii…
-         Je sais, calme-toi.
-         …iiiiiiiiiiiiii…
-         Bon, écoute, je serai là dans la nuit. Je t’expliquerai…
-         OH….OH….OUI MON SALAUD….ARRIVE, OOHHH…JE SUIS MORT.
-         Tu n’es pas mort, tu me parles.
-         JE SUIS MORT, JE TE DIS !
-         Bon, j’aime mieux ça.
-         JE T’AVAIS DIT DE FAIRE GAFFE !
-         D’accord, tu l’avais dit. Ça change rien.
-         TU AS FAIT LE CON, J’EN SUIS SÛR ! OH DOUX JESUS !
-         J’arrive. Va t’allonger.
-         OH BON DIEU, MON CRÂNE VA EXPLOSER ET IL CROIT QUE JE VAIS POUVOIR M’ALLONGER… IL EST DINGUE !

vendredi 1 mars 2013

La traversée - Mouloud Mammeri



La traversée est le récit d’un constat lucide et amer quant à la situation de l’Algérie au lendemain de l’indépendance. L’heure n’est plus à la fête des premiers jours mais au désenchantement, à la prise de conscience que tout est encore à faire, que l’obtention de l’indépendance n’était qu’une étape et non une fin.
A travers le personnage de Mourad et de son entourage, Mouloud Mammeri nous brosse le portrait d’une Algérie et d’algériens en pleine désillusion. Il emprunte pour cela plusieurs chemins à grand renfort de métaphores qui rendent son texte très poétique et lui confèrent une grande portée.
A défaut d’une analyse littéraire dont je serai bien incapable, je vous livre ici mon interprétation de cette œuvre majeure de la littérature algérienne.
Ecrit en 1982, La traversée est le quatrième et dernier roman de Mouloud Mammeri. Il se situe donc dans un contexte post-colonial . A la sortie de l’ouvrage, ce dernier est immédiatement interdit par le pouvoir en place.
La censure, c’est ce que Mourad, journaliste à Alger-Révolution en pleine crise existentielle, n’accepte pas. Désavoué par ses collègues suite à la parution d’un article, Mourad souhaite démissionner et s’exiler en France. Pour lui donner le temps de la réflexion, son supérieur, Kamel, l’envoie en mission dans le désert saharien.

La traversée est un roman miroir dans lequel les dernières lignes répondent aux toutes premières et la traversée du désert de nos personnages reflète celle racontée par Mourad dans son article.
Cet article résume à lui tout seul le message délivré par l’auteur dans ce roman. Utilisant une métaphore, Mourad/Mammeri livre sa conception de l’Histoire récente de son pays. Le peuple algérien est alors assimilé à une caravane traversant péniblement le désert qui représente la période coloniale et la guerre d’indépendance. Cette caravane est menée par des « héros » à assimiler probablement aux grands noms du FLN. Ce groupe des héros s’amenuise au fur et à mesure de la progression de la caravane jusqu’à l’arrivée de celle-ci dans une oasis qu’elle croit être sa destination finale. Certains des héros survivants savent bien que l’oasis n’est qu’une étape mais ils sont peu à peu manipulés et convaincus de rester sur place par les épigones qui profitent de leur faiblesse pour s’accaparer tous les honneurs et prendre la direction des choses sans laisser place à d’éventuels concurrents ( le parti unique). Les caravaniers n’ont plus qu’à se soumettre au rôle qu’on leur laisse.

« Les caravaniers admirent de loin avec un soupçon d’ironie, car ils savent que les protagonistes passent mais que la caravane est éternelle. »



A l’image de la caravane, Mourad va lui aussi effectuer sa traversée du désert, accompagné de deux français, Amalia, chargée d’un reportage sur les compagnies pétrolières, Serge, le communiste, et de deux collègues algériens, Souad et Boualem, l’intégriste espérant retrouver dans le désert le souffle et la dimension des hommes du temps du prophète.
Chacun espère trouver ce qu’il cherche au cours de cette quête mais Mourad en reviendra aussi démuni qu’au départ et Boualem aura perdu ses illusions et sa confiance en Allah.

Le désert n’est plus ce qu’il était. Les sites pétroliers ont poussé comme des champignons et les ouvriers qui y travaillent ne se soucient que de leur pain quotidien. L’hôtel de Ghardaïa a perdu son faste d’autrefois et se délabre au fil du temps. De grandes villes ont émergé dans le sud à l’image des villes du Nord. L’administration post-coloniale cherche à éradiquer le mode de vie nomade et tente de convertir les Touaregs à la vie citadine.
Bref, le pays se transforme et c’est l’impression que la grandeur passée tombe en ruine qui règne. De même, lorsque Mourad retournera dans son village natal, c’est un village mort qu’il trouve, ruines et vieillards l’accueillent froidement, la jeunesse et la vie s’étant envolées vers des horizons plus prometteurs.
Ce même désenchantement s’incarne également dans le personnage de Ba Salem, habitant célèbre et respecté de Timimoun dont les seules joies consistent à s’occuper de son jardin et de ses tournesols ( symbole d’espoir ) et à écumer toutes les fêtes de la région. La perte de son épouse le plonge alors dans un état de prostration que les autochtones appellent l’amdouda : le renoncement.
Cette désillusion du peuple algérien se traduit jusque dans les relations amoureuses toutes vouées à l’échec : le couple franco-algérien formé par Christine et Kamel succombe sous le poids de la tradition, le couple formé par Ba Salem et sa seconde épouse miné d’avance par l’amdouda, et enfin les tentatives de Mourad et Amalia.

L’Algérie voulait sa liberté, la caravane a traversé le désert pour l’obtenir. Mourad aussi voulait s’affranchir des contraintes. La liberté est un thème cher à Mouloud Mammeri fervent défenseur de la culture berbère ( n’oublions pas que les berbères ont combattu les romains et les arabes ),un désir de liberté que l’on retrouve à travers Mourad mais aussi Ba Salem ( qui souhaitait ne faire que ce qui lui plaisait), et surtout à travers les nomades du désert.
Le passage de l’école à Djanet m’a particulièrement marquée. J’ai évoqué la volonté du pouvoir de mettre fin au nomadisme, pour cela il a utilisé l’école mais ça ne se passait pas toujours comme ils le voulaient. A la question « que veux-tu faire plus tard ? », les jeunes Touaregs répondent unanimement : « chauffeur » et lorsqu’on leur demande pourquoi : « parce qu’on va où on veut. » est la réponse. Tous ces élèves ont la liberté dans le sang au point de pleurer lorsque le maître, fort décontenancé par cette réaction, leur fait lire le célèbre poème d’Eluard : Liberté.
«  Ce n’était pas précisément un cours sur Eluard, c’était un cours de grammaire. Je voulais seulement prendre un exemple. »

Bien sûr, le combat indépendantiste a aussi sa place dans le récit avec quelques passages narrant les activités de Mourad et Amalia au sein du FLN pendant la révolution. Le passage de l’assassinat des bonnes sœurs par les soldats français m’a particulièrement marquée ( à mon avis, cet événement n’est pas que fictif …). Mais d’autres mouvements de libération sont aussi évoqués comme ces deux québécois indépendantistes venus en Algérie chercher du travail ( gag …) «  Dans un pays socialiste, il y a le droit au travail. Et puis on a regardé quand on est arrivé : du travail, beaucoup d’algériens n’en ont pas. » Et nos deux canadiens de ressentir l’effet de la désillusion eux aussi.

Car la liberté a un prix et peut être dangereuse. Nos personnages ne font-ils pas d’ailleurs l’expérience de la folie du désert où Amalia manque d’être blessée ? Cette démence passagère qui atteint tous ceux qui, étourdis par cette immense sensation de liberté, bravent les grands espaces.
Et puis une fois la liberté acquise, rien n’est fini. L’oasis de l’article de Mourad n’est qu’un leurre. Le pays n’a pas encore atteint son but.

Ce texte de Mouloud Mammeri est donc d’une très grande richesse. Rien de ce qu’il écrit n’est anodin. Il nous trace un portrait social objectif de l’Algérie dans la décennie qui suit son accession à l’indépendance, la difficulté des relations humaines, les stratégies d’administration et de contrôle des populations, le manque de travail et la faim, tout est évoqué et illustré.
Le tout est de plus servi par une plume magistrale qui fait de Mouloud Mammeri un très grand écrivain.
En revanche, j'ai déploré le manque de descriptions. Même si certains passages invitent à l'évasion, j'ai trouvé qu'ils étaient trop peu nombreux. J'aurais voulu de longues descriptions de paysages pour me faire voyager et rêver. Mais ça aurait été laisser trop de liberté au lecteur et peut-être aurait-il été lui aussi atteint de la folie du désert. Et puis, La traversée est un roman qui a pour ambition de dénoncer un état de fait et de réveiller son lecteur plus que de le faire rêver.

La fin m’a beaucoup touchée car pas très optimiste. J’ai l’impression que Mouloud Mammeri était conscient que l’avenir serait sombre. D’ailleurs, quand il évoque Boualem et ses compagnons intégristes, il est difficile de ne pas penser à la funèbre décennie noire qui sera la conséquence de tout ce qu’a dénoncé l’auteur dans ce texte puisque les intégristes ont profité du désarroi de la population pour obtenir le pouvoir.

Je suis donc très contente de cette lecture ( et relecture ) d’autant plus que ce roman est introuvable en France alors quelle ne fut pas ma joie de le voir sur les étals des librairies oranaises !

"Car le monde des adultes, c'est pas la sortie du dimanche, c'est un monde balisé, fiché, piégé aux carrefours, avec des gendarmes pour contrôler ; sans ça où irions-nous ? Vous croyiez comme ça que vous alliez tous les deux aller et venir sur la terre sans coordonnées, sans papiers, sans étiquette ni étoile jaune ? Comme des sauvages ! Mais le temps des sauvages est passé. Il dure l'espace d'une révolution. Après vient le temps des lois, du bakchich, des balises sur les routes, le temps des papiers d'identité et du brouet noir. Parce que le paradis, il y a ceux qui le cherchent et ceux qui y sont arrivés, et ce ne sont jamais les mêmes ... et les arrivés sont toujours des arrivistes."