mercredi 2 juillet 2014

Todo Modo - Leonardo Sciascia



Alors qu’il roule tranquillement sur les routes de campagne, le narrateur, un peintre célèbre, voit sa curiosité éveillée par un panneau annonçant la proximité d’un ermitage.
La bâtisse n’est pas avenante mais la rencontre étonnante avec le supérieur du lieu, Don Gaetano, convainc notre narrateur de rester sur place. Mi-monastère, mi-hôtel, l’ermitage Zafer est en réalité un lieu de réunion régulier des grands de la société italienne : politiciens, magistrats, financiers … L’élite italienne s’y retrouve donc pour des « exercices spirituels » qui se révèlent être en réalité autant d’occasions de nouer des liens, faire des affaires et décider des grandes lignes de la politique à venir.
Derrière cette apparente respectabilité, ce sont toutes les coulisses du pouvoir que Leonardo Sciascia dénonce. D’ailleurs, une série d’assassinats vient troubler le bon déroulement du séminaire.

A l’époque où Sciascia écrit ce texte, l’Italie voit sa scène politique partagée entre deux partis : la Démocratie Chrétienne ( DC) et le Parti Communiste. La DC conserve le pouvoir depuis le lendemain de la guerre jusque dans les années 1990 où l’opération « Mains propres » lui portera un coup fatal. En effet, cette opération consistera en une série d’enquêtes visant à mettre au jour tout un système de corruption des partis politiques.
Dans ce roman politico-policier Todo Modo, c’est ce système qui est pointé du doigt par l’auteur ( le roman est paru en 1974, il aura fallu plus de 20 ans pour que le « nettoyage » soit effectué). Ainsi, les exercices spirituels de l’ermitage consistent plus en une forme de tentative d’expiation des péchés commis bien qu’ils soient aussi le prétexte à la fomentation d’autres complots et magouilles en tout genre ainsi qu’en la possibilité pour ces messieurs de sortir des convenances du mariage et de la scène publique. Leurs maîtresses les attendent donc afin d’ajouter aux exercices de « libération de l’esprit » des exercices de « libération du corps ».
Et tout cela sous le regard de Don Gaetano, prêtre hors du commun, à la lucidité, l’intelligence et la culture impressionnantes. Il semble pourtant dénué de tout sens de la moralité telle qu’on serait en droit de l’attendre d’un membre du Clergé. Pourquoi Don Gaetano, homme si éclairé et pourtant pieux, tolère ce genre de dépravation sous son toit ?
A l’entendre ( ou à le lire), c’est un homme parfaitement conscient de la nature humaine et de ses vices au point que même les membres du Clergé n’y peuvent échapper malgré tous leurs efforts.

« Je crois que le laïcisme, celui par rapport auquel vous vous dites laïques, n’est que l’envers d’un excès de respect pour l’Eglise, pour nous autres prêtres. Vous appliquez à l’Eglise, à nous-mêmes, une espèce d’aspiration perfectionniste mais tout en restant commodément au-dehors. Nous ne pouvons vous répondre qu’en vous invitant à entrer et à essayer, avec nous, d’être imparfait… »

« Mais songez, si l’homme avait accordé à l’eau, à la soif, à la boisson ( par l’effet d’un ordre différent de la création et de l’évolution), tout le sentiment, la pensée, les rites, les légitimations et les interdits qu’il a accordé à l’amour : il n’y aurait rien de plus extraordinaire, de plus prodigieux que de boire quand on a soif … »

A travers la complaisance de Don Gaetano envers ses hôtes, Sciascia dénonce aussi les rapports étroits entre le monde politique et l’Eglise accusant ainsi celle-ci de complicité directe avec les milieux corrompus.

Surviennent alors les meurtres. La police intervient guidée par le narrateur dans une sorte de jeu de pistes qui n’est pas sans rappeler ceux des romans d’Agatha Christie. Mais l’enquête  ne mène nulle part. La fin apporte un élément de réponse qui, pourtant, ne solutionne pas tout et laisse le lecteur totalement perplexe. Mais pour savoir qui est l’auteur de ses crimes, il faut connaître le mobile. Or, de mobile, on n’en trouve pas. Les indices et les témoignages se contredisent, s’entremêlent comme autant de fils formant un noeud inextricable. Tous sont suspects, tous peuvent avoir un mobile, inutile donc d’essayer de remonter une éventuelle chaîne de causalité. Bien loin des traditionnels romans policiers à la trame logiquement organisée et ficelée par l’auteur, Todo Modo reste, lui, à part et bien plus ancré dans la réalité puisqu’il en reflète complètement la complexité. Tous les crimes ne sont pas élucidables et finalement, peu importent les causes, les effets sont là. Le titre est d’ailleurs tiré d’une citation d’Ignace de Loyola ( fondateur des jésuites) : « Tous les moyens sont bons pour atteindre la miséricorde divine ». Tous les moyens sont bons pour parvenir ou maintenir son pouvoir, il n’y a pas d’hésitation, encore moins de scrupules.

Roman engagé, Todo Modo ne se lit pas comme un simple roman noir, il est bien plus que cela. C’est un roman surprenant par son message, sa peinture du monde politique et clérical italien et par son personnage central exceptionnel Don Gaetano. Parsemé de références philosophiques et littéraires ( Pirandello principalement mais aussi Edgar Allan Poe …), de citations, c’est un roman exigeant et étonnant qui rappelle Le nom de la rose d’Umberto Eco par l’ambiance et le lieu, Agatha Christie pour l’enquête ou encore Dostoïevski et son inspecteur Petrovitch pour les dialogues entre le narrateur et Don Gaetano.

En suivant donc les pas de ce narrateur, dont on ignore l’identité jusqu’à la fin, et grâce à sa position de témoin et à une narration à la première personne, le lecteur se retrouve au cœur d’un complot politique, d’une toile dans laquelle il finit par se retrouver lui-même piégé et étourdi. Leonardo Sciascia mène son texte de façon érudite et je ne suis pas certaine d’en avoir saisi toutes les subtilités. Les citations qui ouvrent et closent le roman me sont restées quelque peu hermétiques. Quel est donc le fin mot de l’histoire ? A chaque lecteur de se faire son idée …

Merci à Dana et aux éditions Denoël pour cette troublante lecture.

Todo Modo - Leonardo SCIASCIA
Editions Denoël
Traduit de l'italien par René Daillié
Traduction revue et corrigée par Mario Fusco
160 pages
Parution : 04/06/2014


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