Nous pensons à tort que le bonheur ne s’acquiert que par cette réussite sociale. Partout, à l’école, parmi nos amis et notre famille, tout concourt à nous donner l’obsession de la réussite. Cette pression est d’autant plus forte qu’elle s’appuie sur notre orgueil et notre vanité.
Dans L’invention de nos vies, Karine Tuil dénonce cette pression permanente et les possibles dérives d’un système qui pousse à la compétition, au formatage et au déni de soi. Elle aborde le sujet sous divers aspects à travers plusieurs personnages aux parcours très différents.
Samir Tahar est issu de l’immigration, il est musulman et son horizon se limite aux cités mal famées. C’est pourtant un brillant étudiant qui a obtenu d’excellents diplômes. Malheureusement ses recherches d’emploi restent vaines. Jusqu’au jour où il postule en ayant modifié son prénom. Le recruteur le prend alors pour un membre de la communauté juive. Samir ne relève pas le malentendu. Pour crédibiliser son appartenance à la religion juive, il s’invente une nouvelle vie. Toute sa carrière, sa vie privée reposeront alors sur une vaste mystification.
Samuel Baron est issu de la bourgeoisie juive. Tout va bien pour lui jusqu’à ce qu’il apprenne qu’il a été adopté. Il s’éloigne de ses parents, rencontre Nina dont il est fou amoureux puis Samir avec lequel il se lie d’amitié. Samuel semble avoir un destin tout tracé par ses origines aisées, il rêve de devenir un grand écrivain mais la perte de ses parents et la trahison de Nina l’entraînent au fond du gouffre.
Nina est une jeune femme libre et indépendante. Toute sa vie est basée sur ce qui semble être son unique atout : sa beauté. Elle sera la pomme de discorde entre Samir et Samuel faisant alors éclater le trio d’amis.
Autour de ces trois figures centrales du roman gravitent d’autres personnages secondaires et des figurants. Tous participent à la réflexion proposée par l’auteur.
Les femmes, représentées essentiellement par Nina, la mère et la femme de Samir sont toutes esclaves de quelque chose :
- Nina de sa beauté,
- la mère de Samir des hommes en se dévouant toute sa vie à répondre aux moindres désirs de son mari, puis de son amant et enfin de ses enfants,
- Ruth de la fortune familiale et de l’honneur , elle a vécu enfermée dans sa bulle, ultra-protégée par son richissime paternel et par sa communauté.
Samir et François, son demi-frère, ont tous les deux répondu à leur façon à la même rage et au même désespoir. Ils se sont sentis inférieurs et donc méprisés du fait de leurs origines ethniques, religieuses et sociales. Samir a choisi de mentir sur son identité, François trouvera une autre voie. Mais chaque chemin aura la même issue.
Chaque personnage rencontré fait aussi l’objet d’une note de bas de page en rapport avec ce qu’il rêvait de devenir.
L’invention de nos vies est un roman admirablement bien construit et bien pensé. Le style de Karine Tuil est puissant, percutant, on ressent la colère de ses personnages. Les successions d’énumération donne un effet de mitraillage ( de balles ou flashs des paparazzis …). Le lecteur est sous le feu, est happé dans cette histoire et n’en ressort plus. Les pages défilent à toute vitesse, on est avide de savoir ce qu’il advient de Samir l’arriviste, Samuel le paumé, Nina la légère.
A travers le personnage de Samuel, Karine Tuil s’interroge aussi sur le sens et l’objectif de la littérature, sur ce qu’est un écrivain.
J’avais très peur au début que tout le roman tourne autour du triangle amoureux formé par Samir, Samuel et Nina mais Karine Tuil nous emmène bien au-delà. Elle brosse un tableau féroce mais assez réaliste de notre société variant les genres et les protagonistes. Ce roman s’adresse à tout le monde, toutes les classes sociales, toutes les confessions religieuses. Karine Tuil illustre parfaitement bien les sentiments de chaque groupe, sentiment de déconsidération, d’injustice, de crainte. Elle montre combien la France échoue à faire vivre ensemble de façon harmonieuse l’ensemble de sa population.
A travers Pierre Lévy, mon personnage préféré, Karine Tuil se fait la voix de la raison, de l’espoir et de l’optimisme. Elle nous invite à briser nos chaînes, à prendre du recul par rapport à ce que la société exige de nous, à lui porter un regard différent, à ne pas s’enfermer dans des schémas de pensée que l’on s’imagine immuables.
En même temps, elle s’interroge sur ce qui fait notre identité, l’importance de connaître ses origines, sa famille, le besoin de se sentir accepté, de faire partie d’une communauté et d’y avoir sa place.
Le seul reproche qu’on pourrait lui faire c’est d’avoir choisi des cas extrêmes tombant ainsi dans le cliché et la généralisation. Toutes les cités ne sont pas des coupe-gorges et des repères de trafiquants, on ressent trop le clivage musulmans pauvres d’un côté, juifs aisés de l’autre. La réalité est bien plus contrastée. Cependant, il faut reconnaître que son choix se prête bien à la démonstration puisqu’il correspond à l’image que se font la plupart des gens de notre société et à celle que véhiculent les médias.
Bref, c’est un roman très riche, une belle réussite. elle m’aura régalée avec ce roman digne des grands romans sociaux américains. Il s’en dégage beaucoup de puissance avec des thèmes très travaillés et qui m’intéressent particulièrement.
Bref, j’ai adoré et je pense sincèrement que Karine Tuil aurait mérité, elle aussi, le prix Goncourt. En tout cas, je vous en conseille fortement la lecture.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire