L’Iran est un pays qui me fascine et me laisse
perplexe à la fois. Il me fascine principalement pour la richesse et la
grandeur de son Histoire et pour d’autres raisons liées à cet attrait que je
ressens pour les cultures moyen-orientales. Et il me laisse perplexe, enfin
plutôt me laissait perplexe, quant à sa situation politique et sociale
actuelle. Jusqu’à maintenant, j’avais l’impression d’entendre deux sons de
cloche diamétralement opposés. L’un surtout véhiculé par la littérature me
laissait entendre que le régime politique iranien était une effroyable
théocratie réglementant de façon draconienne la vie quotidienne des iraniens,
un régime oppressif et répressif digne des plus célèbres romans dystopiques.
L’autre, à travers des documentaires et émissions de voyage comme le célèbre
« J’irai dormir chez vous », me renvoyait une image plus adoucie d’un
peuple iranien finalement assez libre et dont le souci primordial était, comme
tout le monde sur cette Terre, de subvenir à ses besoins élémentaires : se
loger, se nourrir, fonder une famille etc… Je ne sais pas pourquoi je voulais
absolument que quelqu’un me dise quelle conception était la bonne sans me
rendre compte que j’avais eu là les deux versants d’une vision trop manichéenne
de la question. Rien n’est tout blanc ou tout noir. Et l’Iran n’échappe pas à
la règle. C’est en lisant le roman de Saïdeh Pakravan que j’ai enfin pris
conscience de ce fait et que j’ai réalisé que cette ambiguïté que je ressentais
était en fait tout à fait normale car voulue par le système iranien au point
que les iraniens eux-mêmes vivent dans un flou perpétuel quant aux limites de
leurs libertés et à ce qu’ils ont le droit de faire ou non.
La Tour Azadi - Téhéran |
Raha est une jeune étudiante issue des quartiers
huppés de Téhéran. Comme une grande partie de la jeunesse iranienne, elle n’a
connu son pays que sous le régime islamique là où les personnes plus âgées
gardent un souvenir nostalgique des années passées sous le régime du shah. Lorsque
les élections de 2009 se profilent avec l’espoir naissant que les choses
changeront, l’attente est grande et beaucoup souhaitent la fin du
« règne » d’Ahmadinejad. Mais lorsque les résultats sont annoncés,
c’est la stupeur puis la colère. Les jeunes de Téhéran ne comptent pas en
rester là, persuadés que les élections ont été truquées, ils descendent dans la
rue et se retrouvent tous sur la place de la tour Azadi (
« Liberté ») afin de manifester leur révolte. Mais les forces de
police interviennent et la répression commence. Après avoir été blessée une
première fois, Raha persiste dans son engagement mais finit par se faire
arrêter. En prison, le cauchemar commence. Libérée grâce à un contact dans la
police, elle rentre chez elle brisée et meurtrie. Mais Raha est une jeune femme
à la personnalité forte et, pour se reconstruire, décide de traîner ses
bourreaux en justice. L’Etat iranien acceptera-t-il de reconnaître les sévices
auxquels il soumet ses prisonniers ?
La grande force de ce roman de Saïdeh Pakravan est
que, bien qu’elle ait choisi une jeune femme pour personnage central, elle
donne la parole à de nombreux personnages annexes apportant ainsi une
multiplicité de points de vue, de mentalités, de conceptions, de sensibilités.
On n’a donc pas seulement une vision de l’Iran mais plusieurs, parfois
contraires, d’autres plus nuancées et c’est ce qui m’a aidée à avoir une image
plus claire de ce pays et de ce qu’en pensent ses habitants.
Raha est emblématique de la jeunesse iranienne mais
surtout celle issue de milieux favorisés, fortement influencée par le monde
extérieur et principalement par les pays occidentaux. Cette jeunesse rêve à un
Iran s’inspirant des principes de liberté sur lesquels se fonde l’Occident, aspire
à un Iran « civilisé » libéré de l’emprise religieuse qu’il connaît
depuis la Révolution. C’est une jeunesse très soucieuse et honteuse de l’image
négative renvoyée par l’Iran au monde.
Autour de Raha gravitent d’autres personnages dont
son oncle et son amie émigrée aux Etats-Unis et en visite au pays qui, eux, par
leur objectivité et leur connaissance du monde apportent un regard plus nuancé,
tantôt nostalgique de ce que fut l’Iran sous le Shah et très critique envers le
peuple iranien, tantôt fasciné et envoûté par ce pays aux multiples facettes au
sein duquel gronde une force et une énergie positives qui ne demandent qu’à
émerger.
Et il y a aussi Hossein issu de la province à
Téhéran pour travailler au sein des forces de police. Il a la charge de son
frère, handicapé après avoir participé à la guerre Iran-Irak et qui s’est
réfugié dans une pratique rigoureuse et stricte de la religion. Hossein fait
partie de cette catégorie d’iraniens pas forcément favorables au régime mais plutôt
manipulés par ce dernier, convaincus que les occidentaux complotent au
quotidien pour abattre l’Iran. Pourtant Hossein est loin d’être un fanatique
obscurantiste, c’est un garçon lucide et profondément humain qui ne cherche que
le bien pour son pays et les siens.
Grâce à ces voix multiples que fait alterner Saïdeh
Pakravan, j’ai pu appréhender toute l’ambiguïté et la perversité du système
iranien, un système qui veut régenter la vie du peuple mais de façon très
sournoise. Ainsi il laisse un semblant de liberté aux iraniens, ils peuvent
faire ce qu’ils veulent mais gare à eux s’ils se font prendre. Parfois, ils
sont arrêtés pour avoir enfreint des lois dont ils ignoraient complètement l’existence.
Toutefois, quand un projet de loi est éventé et que cette loi est complètement
farfelue, le peuple parvient à faire pression. J’ai en tête cet exemple lorsque
Ahmadinejad a voulu légiférer sur l’utilisation des trottoirs, un côté aurait
été réservé aux hommes, celui d’en face aux femmes. Face à la levée de boucliers,
il a dû abandonner cette idée. Mais ce qui fait que ce régime perdure malgré
les contestations, c’est qu’il est parvenu à diviser le peuple. Les
manifestations de 2009 n’ont par exemple concerné que Téhéran et n’ont pas été
suivies en Province. La peur des répressions a aussi convaincu certains de
rester chez eux. Combien de fois la famille de Raha a-t-elle tenté de la
dissuader de se rendre aux manifestations ?
Azadi
est donc le récit du combat d’un peuple mais aussi celui d’une femme décidée à
faire valoir ses droits, à faire condamner les sous-fifres de ce système
oppressif et par là-même à affronter la douleur, la médiatisation, les
jugements, les amis qui lui tournent le dos, les menaces, les insultes, le
harcèlement, les questions odieuses des juges. A cette occasion on a encore
l’illustration de cette division au sein du peuple entre ceux qui soutiennent
Raha et la perçoivent comme une héroïne qui ose défier l’Etat et ceux pour qui
elle est une ennemie de l’intérieur travaillant au fameux complot
américano-sioniste.
Pourtant ce roman me laisse quelques interrogations.
La première concerne la nature des populations ayant participé aux
manifestations. L’auteur prend le soin au détour d’une phrase de nous préciser
que ce mouvement de contestation touchait toutes les catégories sociales et
n’était pas seulement le fait des plus favorisés. Pourtant lorsqu’elle évoque
les participants, ce sont toujours des étudiants issus des classes
privilégiées, des enseignants, des médecins etc… D’ailleurs, Saïdeh Pakravan
n’a-t-elle pas choisi ses personnages contestataires au sein même de ces
milieux aisés ? N’a-t-elle pas choisi un jeune homme d’origine très
modeste pour incarner le représentant du système ? J’aurais aimé avoir
aussi le point de vue d’un de ces habitants des quartiers sud ( pauvres) de
Téhéran souvent qualifiés de « racailles » et savoir ce qu’il en est
réellement. Y a-t-il vraiment une division nette entre milieux modestes partisans
du régime d’un côté et riches occidentalisés de l’autre ? Pourtant les
cadres du régime proviennent de ces mêmes classes riches usant de leur position
pour se sortir d’affaire et transgresser allègrement ces lois qu’ils sont
censés faire appliquer.
Autre point sur lequel je voulais revenir, celui de
la religion. Bien entendu c’est la religion qui réglemente la vie quotidienne
des iraniens. Saïdeh Pakravan nous donne à de nombreuses reprises des exemples
de cette domination sur une population vivant sous l’ombre perpétuelle des
Gardiens de la Révolution islamique. Tantôt en uniforme, tantôt en civil, ils
rappellent à l’ordre tout manquement aux « bonnes mœurs » :
comportement, tenue vestimentaire etc… Mais la question religieuse est encore une
fois l’occasion de voir à quel point le peuple iranien ne manque pas de
ressources. Saïdeh Pakravan évoque dans son roman la fête de l’eyd que j’avais d’abord confondue avec
l’Aïd-el-Kebir. Et j’ai été surprise d’apprendre que cette fête est d’origine païenne
et que l’ayatollah Khomeini avait en son temps tenté de l’interdire mais la
farouche opposition du peuple l’a contraint à renoncer. Cette fête
traditionnelle a encore cours de nos jours et est restée très populaire.
Concernant la foi, là encore la diversité règne au sein du peuple iranien. Raha
est le parfait exemple de la jeune femme athée et Saïdeh Pakravan montre bien
que nombreux sont ceux à faire semblant d’avoir une pratique religieuse
rigoureuse.
Magnifique panorama de la situation politico-sociale
de l’Iran d’aujourd’hui, Azadi est un
roman qui permet de mieux comprendre ce pays tant décrié et dresse à travers la
figure d’une femme forte destinée à éveiller et maintenir l’espoir dans le cœur
d’un peuple le portrait d’un pays très complexe. Un très grand roman que je
conseille fortement !
C'est ça l'Iran, dit Djamchid. Un tissu de contradictions.
Un grand merci à Babelio et aux éditions Belfond.