D’abord écrivain adulé et respecté par ses pairs, John
Gardner commet à leurs yeux l’irréparable en publiant un essai dans lequel il
expose sa conception de l’art d’écrire et de la littérature et se permet de
critiquer ouvertement ses coreligionnaires qui ne le lui pardonneront pas.
Incompris, l’écrivain se renferme sur lui-même, se réfugie
dans l’alcool. Il divorce, se remet en couple avec une jeune femme qui pourrait
être sa fille. Malgré les bonnes ventes de ses premiers ouvrages, John Gardner
est sans cesse sans le sou et se retrouve dans le collimateur de l’IRS. Hanté
par la mort de son petit-frère dont il se croit responsable, il parvient
néanmoins à vaincre un cancer et à poursuivre ses activités littéraires. Il se
jette à corps perdu dans un dernier roman qu’il veut être le symbole et la
démonstration de sa propre vision de la littérature. Il s’y implique jusqu’à
faire de son personnage principal son alter ego.
« Mickelsson, c’est moi, dira Gardner. Mais je ne crois
pas être aussi fou. »
A sa sortie, La Symphonie des spectres passera
inaperçu. Son auteur trouve la mort peu après dans un accident de moto.
Peter Mickelsson est un professeur de philosophie réputé qui
a connu le succès et la reconnaissance grâce à de nombreux ouvrages qu’il a
publiés. Son divorce lui fait tout perdre : son foyer, sa renommée, ses
amis et collègues, sa prestigieuse université.
Il parvient néanmoins à trouver un poste dans une petite
faculté. Bien qu’il n’y soit pas contraint, Mickelsson reverse la quasi
intégralité de son salaire à son ex épouse qui continue à mener grand train. Le
peu d’argent qui lui reste part dans l’alcool. Les ennuis financiers commencent
et Mickelsson survit grâce à ses chèques en bois et la confiance des
commerçants locaux. Lassé du taudis qui lui sert d’appartement, il va même
jusqu’à acheter une maison à retaper, une très belle maison à l’écart dans les
montagnes. Mais des bruits circulent au sujet de cette maison. Dans le pays, on
la prétend hantée.
Mickelsson entre alors dans une danse avec ses fantômes. Sa
belle vie passée revient le hanter, les souvenirs d’enfance, de ses parents,
ses obsessions : l’alcool, les femmes, l’IRS le tourmentent, il cherche
désespérément à trouver un sens à sa nouvelle existence dans de nombreuses
réflexions philosophiques sur lesquelles plane l’ombre de Martin Luther et
Nietzsche. Peu à peu, grâce à ses nouvelles relations et ses échanges avec les
étudiants, il se remet en question. Pensant être un homme exemplaire à l'éthique irréprochable, ses principes et convictions s’ébranlent et s'effritent.
La Symphonie des spectres est un roman monumental que
je n’hésite pas là à qualifier de chef d’œuvre. C’est un roman extrêmement
riche et complexe. Riche par la pluralité de thèmes qu’il aborde. Le contexte
est celui des élections présidentielles opposant Carter à Reagan. John Gardner
retranscrit l’atmosphère de ce moment particulier évoquant les attentes et les
craintes de la population ainsi que les grands enjeux politiques, économiques
et sociaux. On retrouvera alors la grande question de l’énergie nucléaire à
travers le fils de Mickelsson, militant écologique, et également des déchets
toxiques à travers le problème des décharges sauvages. Sur le plan social,
c’est le sujet de l’avortement qui est mis sur la table ainsi que les problèmes
de cohabitation entre les différentes communautés. J’ai appris ainsi pas mal de
choses notamment sur les Mormons. A l’université, les marxistes font entendre
leur voix et demandent à ériger la sociologie en science indépendante d’autres
disciplines. La querelle entre les départements de sociologie et de philosophie
fait rage.
C’est aussi la description de la vie dans une petite ville
de montagne avec la mentalité de ses habitants, leur comportement vis-à-vis de
l’étranger, leurs superstitions, les légendes et croyances. Ainsi vous
croiserez des sorciers, des ovnis, le bras armé d’une secte et des serpents à
sonnette.
Roman fantastique, social, La Symphonie des
spectres est aussi un thriller. Le précédent propriétaire de la maison de
Peter est mort dans d’étranges circonstances. Mickelsson apprend qu’il menait
une enquête et va vouloir en savoir un peu plus. Mais quand la curiosité pointe
son nez, les cadavres s’amoncellent.
Et à travers ce contexte fourmillant, Peter Mickelsson dont
le comportement suscite de plus en plus d’interrogations. Qu’en est-il de ses
fantômes dans sa maison ? Sont-ils dus à ses hallucinations liées à la
consommation excessive d’alcool ? Ou bien à un don de préscience ? Ou
Mickelsson ne serait-il pas tout simplement fou ?
John Gardner, s’identifiant partiellement à son personnage,
nous invite à une véritable dissection psychologique. Dans les remerciements,
il mentionne Joyce Carol Oates dont on connaît le talent et la profondeur
psychologique qu’elle donne à ses personnages. John Gardner ne procède pas
autrement et va encore plus loin. Il pousse son personnage au-delà des
frontières qu’il s’est fixées à lui-même, celles de la moralité. Le résultat
est bluffant et digne d’un roman de Dostoievski ( et je n’exagère absolument
pas !)
Quant au style, j’ai souvent pensé à Philip Roth. John Gardner
est un tantinet aussi bavard mais quelle plume ! Quelle précision !
Bourré de références littéraires et philosophiques, la
lecture de La Symphonie des spectres n’est pas facile, parfois
déroutante en particulier lors de longues digressions dont on ne semble pas
voir le bout. Les profanes en philosophie comme moi risquent de s’y perdre
notamment lorsque l’auteur nous invite à assister aux cours du professeur
Mickelsson et aux débats qu’il engage avec ses étudiants. Mais quel régal
lorsqu’on a la force de tenir et de poursuivre son chemin ! Quel choc de
voir ce personnage s’embourber dans ses problèmes, d’assister ainsi,
impuissant, à sa propre autodestruction.
Le lecteur est prisonnier du cerveau torturé de Mickelsson,
on s’y perd complètement et on ne sait plus que croire. Le personnage nous
laisse perplexe tant il semble s’obstiner dans le malheur alors que les
solutions sont à portée de main. Mickelsson nous entraîne avec lui, malgré
nous, dans cette danse macabre.
Je ne peux donc que vous conseiller la lecture de ce roman
magistral à l’atmosphère si troublante et dont on ressort complètement
envoûté.
« Mickelsson s’enterrait volontairement dans les dettes et le chaos financier. Cela entrait dans sa colère contre l’ensemble du monde, contre die Welt, dans le sens particulier à Heidegger : la société, les valeurs et les exigences traditionnelles. Que cela lui plût ou non, il se sentait pareil à Gulliver chez les Lilliputiens. Il avait daigné se comporter comme monsieur Tout-le-monde, achetant ce que la télévision lui disait d’acheter, donnant à sa femme ce que sa position d’épouse de professeur exigeait, et le résultat était qu’il se retrouvait pareil à un géant ligoté par des ficelles. Plutôt que de couper ces liens un à un, avec une patience de fourmi, il préférait mourir sur place et pourrir sur la colline à laquelle il était attaché, en espérant que sa douce puanteur chasserait les Lilliputiens de leur île. »