En créant le personnage de Zénon, alchimiste et médecin du XVIe siècle, Marguerite Yourcenar, l'auteur de Mémoires d'Hadrien, ne raconte pas seulement le destin tragique d'un homme extraordinaire.
C'est toute une époque qui revit dans son infinie richesse, comme aussi dans son âcre et brutale réalité ; un monde contrasté où s'affrontent le Moyen Âge et la Renaissance, et où pointent déjà les temps modernes, monde dont Zénon est issu, mais dont peu à peu cet homme libre se dégage, et qui pour cette raison finira par le broyer.
Mon avis :
Je crois bien ne m’être jamais sentie aussi mal à l’aise pour écrire un avis. Non pas que le roman ne m’ait pas plu, bien au contraire, mais simplement parce qu’il est d’un tel niveau que je ne me sens pas du tout à la hauteur de l’exercice.
Je vais toutefois faire de mon mieux.
Pour commencer, si vous avez l’intention de lire ce roman et que vos connaissances historiques sont faibles, il va vous falloir réviser. Je pense très sincèrement qu’il est indispensable de bien connaître le cadre historique dans lequel évolue Zénon pour comprendre cette œuvre un minimum. Le récit se déroule au XVI ème siècle en pleine période de la Réforme, l’Europe connaît l’explosion de plusieurs formes nouvelles d’interprétation des Ecritures, les critiques violentes envers l’Eglise catholique, les mœurs scandaleuses de son Clergé, aboutissent à des contestations et à l’émergence du protestantisme, du calvinisme et d’autres doctrines. Théologiens, philosophes participent activement à un débat d’idées dont la diffusion au sein des masses populaires est facilité par le perfectionnement des techniques d’imprimerie. L’Eglise catholique sent le danger et prend des mesures : concile de Trente, censure, Inquisition, parlements, et tribunaux dits « d’exception » engagent la Contre-Réforme et font la chasse aux « dissidences ».
Marguerite Yourcenar place principalement son histoire aux Provinces-Unies ( une partie du Nord de la France actuelle, Belgique et Pays-Bas). Si les noms de Charles Quint, Duc d’Albe, Gueux de mer, des comtes d’Egmont et Hornes ne vous disent rien, vous risquez d’être rapidement perdu.
Je suis très contente d’avoir eu la question des guerres de religion à étudier pour le capes il y a quelques années. Sans ces connaissances, tout me serait resté affreusement obscur. Je pense en particulier à l’épisode de Münster que Marguerite Yourcenar fait revivre par sa plume bien que nos sources historiques ne nous permettent pas de savoir dans le détail ce qu’il s’est passé.
C’est donc un cadre historique très précis et très complexe qui accueille le personnage principal Zénon. Zénon est un esprit libre de l’époque s’intéressant et touchant à de nombreux domaines comme la médecine, les sciences techniques, l’astronomie, l’alchimie etc… Il concentre en lui nombre des traits de personnages ayant réellement existé et dont Yourcenar s’est inspirée : Erasme, Ambroise Paré, Léonard de Vinci, Paracelse… Marguerite Yourcenar s’amuse parfois à faire de Zénon un visionnaire rêvant à des progrès techniques qui permettraient à l’homme d’évoluer dans les airs et sous la mer et, à l’instar de ceux qui l’ont inspirée pour la création de son personnage, elle lui attribue des idées très modernes.
On retrouve donc en Zénon un peu de tous ces esprits éclairés qui ont marqué l’époque moderne.
L’œuvre au Noir se découpe en 3 parties. La première s’attache à relater l’histoire de la famille de Zénon, on apprend aussi certaines choses sur Zénon lui-même mais uniquement par ouï-dire, on l’aurait vu à tel ou tel endroit. Sa réputation est déjà faite, on le soupçonne de nourrir des idées subversives et de sympathiser avec l’ennemi « mahométan ». Zénon voyage beaucoup et cette première partie est liée à cette époque de sa vie : l’errance au cours de laquelle il se forge son esprit et acquiert de solides connaissances. Il côtoie les plus grands en tant que conseiller ou précepteur.
Puis Zénon décide de se fixer. Il rentre à Bruges, sa ville d’origine. Ayant publié des écrits contrevenant à l’ordre établi, Zénon est recherché et doit donc utiliser une personnalité d’emprunt. Il se réinvente une vie et décide de consacrer son temps à soigner les malades et les plus pauvres au sein d’un établissement ecclésiastique. Des événements feront que Zénon sera démasqué.
La troisième partie est alors consacrée à son procès et son séjour en prison.
Tout au long du roman, Marguerite Yourcenar analyse les mentalités de l’époque à travers l’esprit critique de Zénon. Elle le fait rencontrer des personnages tantôt tolérants, tantôt obtus. S’ensuivent alors de savoureux dialogues. Savoureux par le style, par le sens, bien qu’il ne soit pas toujours évident d’en saisir toutes les subtilités. Le texte est truffé de références bien précises et certainement pas anodines, références à la mythologie, à la Bible, à des écrits des penseurs de l’époque. Lorsque comme moi, on a une culture assez pauvre dans ces trois domaines, c’est assez frustrant …mais pas gênant. Pas gênant parce que, sur le coup, on ne s’en aperçoit pas. Mais c’est une fois ma lecture achevée et ayant effectué quelques recherches que je suis tombée sur un document précisant toutes ces références et que je me suis alors rendue compte de tout ce qui m’avait échappé. C’est pourquoi je pense qu’une relecture s’impose. De plus, de nombreux thèmes sont abordés, tolérance, liberté d’expression et de culte, homosexualité, torture, l’innovation scientifique et ses conséquences, le pouvoir, l’inégale répartition des richesses... Et on se rend compte que les questionnements de l’époque ne sont pas si éloignés des nôtres. Ce qui en fait un texte étonnamment contemporain par certaines des problématiques soulevées.
Un dernier mot concernant le titre :
L’œuvre au noir est la première étape du processus alchimique censé aboutir au Grand Œuvre c’est-à-dire à la pierre philosophale apportant immortalité et permettant de transformer les métaux en or. Ce processus compte 4 étapes : l’œuvre au noir, l’œuvre au blanc, l’œuvre au jaune et enfin l’œuvre au rouge.
L’étape de l’œuvre au noir « désigne dans les traités alchimiques la phase de séparation et de dissolution de la substance qui était, dit-on, la part la plus difficile du Grand Œuvre. On discute encore si cette expression s'appliquait à d'audacieuses expériences sur la matière elle-même ou s'entendait symboliquement des épreuves de l'esprit se libérant des routines et des préjugés. Sans doute a-t-elle signifié tour à tour ou à la fois l'un et l'autre. » (tiré des notes de l’auteur)
Tout le roman illustre parfaitement, à travers Zénon, l’acception symbolique de la définition de l’œuvre au noir donnée par Marguerite Yourcenar.
L’œuvre au Noir est donc une lecture très exigeante et qui nécessite un solide bagage culturel. C’est une œuvre très riche, magnifiquement écrite, qui décrit parfaitement toute une époque et ses mentalités et qui m’aura donné du fil à retordre pour écrire cette chronique. Néanmoins, ça en valait la peine tellement cette œuvre m’a éblouie par ses qualités littéraires et son érudition.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire