Il y a certains grands auteurs de
la littérature française dont on a malheureusement beaucoup de mal à trouver
les œuvres aujourd’hui car elles ne sont plus éditées. Vient alors la chasse
aux occasions chez les bouquinistes ou sur la toile mais les prix souvent exorbitants
refroidissent considérablement le pauvre lecteur qui n’a plus qu’à se morfondre
de frustration.
Elsa Triolet, la non moins
talentueuse compagne du célèbre Aragon, fait partie de ces auteurs
difficilement trouvables mais pour notre plus grande joie les éditions Denoël
rééditent son recueil de nouvelles Mille regrets paru à l’origine en 1942 chez
le même éditeur.
Ce recueil se compose de 4
nouvelles que j’ai toutes aimé sans préférence particulière. Trois d’entre
elles mettent en scène une femme et la deuxième dans l’ordre du recueil, la
plus longue, est entièrement consacrée à un homme. Quatre portraits donc, d’un
homme et de trois femmes confrontés à leur destin, aux affres de l’amour et du
mariage. Et ce que j’ai adoré chez Elsa Triolet c’est sa capacité à faire
abstraction de son propre sexe et de pouvoir mettre en scène aussi bien des
hommes que des femmes avec leurs propres désirs, soucis, inquiétudes sans que
jamais cela ne sonne faux. Elsa n’est pas comme ces auteures qui ne savent/
veulent pas sortir de la littérature de genre. Ses propos sont unisexes et elle
évoque des thèmes qui parlent à tous. Elle ne fait pas de favoritisme et est aussi
dure avec les femmes qu’avec les hommes. Les portraits qu’elle brosse ne sont
donc pas toujours flatteurs. Bien au contraire. Les destinées qu’elle imagine
sont empreintes de nostalgie, de mélancolie, de souffrance et de tragique.
La première nouvelle porte le
titre du recueil. Le personnage principal qui est aussi la narratrice et dont
on ignore le nom se trouve en zone libre à Nice. Elle est seule, l’homme qu’elle
aime est apparemment mort, elle n’ose pas demander confirmation car il était
marié à une autre. Sans famille, ni amis vers qui se tourner, elle doit se
débrouiller pour survivre dans un contexte de guerre où la nourriture et les
vêtements sont un luxe. La misère et les privations impriment leurs marques sur
ses traits et son corps. Une curieuse rencontre l’aide momentanément à mieux
vivre. Une autre, qu’elle cherchait pourtant à éviter, va bouleverser sa vie.
J’ai adoré cette nouvelle. J’aimerais
vous dire en détails pourquoi mais je serais obligée de spoiler et ce n’est pas
concevable. Cette nouvelle m’a beaucoup touchée et émue. L’atmosphère y est
très mélancolique et Elsa Triolet parvient incroyablement bien à rendre l’état
d’esprit de son personnage.
La deuxième nouvelle, intitulé « Henri
Castellat » nous emmène à Paris peu avant la guerre. Henri est écrivain et
est en âge de se marier, sa mère ne cesse de l’y pousser. Il rencontre une
jeune femme magnifique Annabelle avec laquelle il s’entend à merveille au tout
début. Mais la belle commence à avoir quelques exigences, de ces exigences qui
font fuir les hommes. Un lâche, voilà ce qu’est Henri pour elle. Il fuit l’amour
et ses responsabilités. Conscient de l’approche de la guerre, Henri cherche à
quitter l’Europe.
Une nouvelle assez
cocasse avec un personnage qui refuse tout engagement quel qu’il soit. Ses
rapports avec les femmes, sa mère ou ses fréquentations, sont l’occasion de
scènes amusantes qui peuvent paraître « cliché » mais qui reflètent néanmoins
la réalité. Elsa Triolet y montre tout son humour et n’hésite pas à tacler les
petits travers féminins … et masculins.
La troisième nouvelle « Le
destin personnel » s’ouvre sur un monologue désabusé de Charlotte, femme
mariée à un homme qu’elle n’aime pas. La guerre l’oblige à accueillir chez elle
la famille de son beau-frère ainsi que sa mère. Son beau-frère ne travaille
pas, sa belle-sœur est convalescente, son neveu un véritable chenapan.
Charlotte s’use la santé à gérer sa maisonnée et trouve une bouffée d’oxygène
lorsqu’elle peut enfin s’échapper à l’occasion d’une invitation à rejoindre un
couple d’amis à la campagne. Là encore les conditions de vie sont difficiles
mais Charlotte trouve son bonheur dans cette grande maison dépeuplée et ces
paysages envoûtants. Magnifique nouvelle avec des descriptions courtes mais
somptueuses qui invitent vraiment au rêve. On se prend à envier les escapades
champêtres de Charlotte. Mais Elsa Triolet nous mène par le bout du nez et les
apparences sont trompeuses.
Quatrième et dernière nouvelle « La
belle épicière » me fait penser à un mélange de Madame Bovary, L’Assommoir
et Nana. Madame Louise est l’épicière du quartier. Aimée de tous ses voisins,
son commerce ne désemplit pas et malgré un mauvais mariage et un garnement qui
n’en fait qu’à sa tête, tout va plutôt bien. Madame Louise est une belle femme,
en témoigne les visites quotidiennes et ponctuelles de « L’amoureux »,
visites attendues et accompagnées des éclats de rire des voisins. Oui, Madame
Louise est une belle femme, elle ne s’en rendait pas compte jusqu’à maintenant,
prisonnière qu’elle était de son quotidien. Mais dorénavant, elle en est
consciente, elle a du « sex-appeal », une révélation qui va
complètement chambouler la vie de cette brave épicière.
Une nouvelle qui tient presque de la fable, j’ai
adoré encore une fois.
Sublime découverte que la plume d’Elsa
Triolet. Son style concis, efficace, sans fioritures ni artifices dégage une
grande force qui exacerbe les sentiments de ces personnages. Les descriptions sont sublimées par des métaphores
bien choisies et d’une grande poésie. Le ton est libre, parfois familier sans
être vulgaire, je ne m’attendais pas à ça venant d’une femme de l’époque, j’avais
parfois l’impression que c’est un homme qui écrivait !
J’ai beaucoup aimé la façon dont
Elsa aborde les sujets de la solitude, de la lâcheté, de la souffrance
sentimentale. C’est triste, mélancolique, désespéré. Elle est directe mais le
fait avec beaucoup de pudeur et de tact. La guerre est toujours là, son ombre
plane sur chaque récit, non pas à travers la présence de l’occupant mais à
travers la vie quotidienne, des petites choses qui semblent, en dehors des
grands malheurs, insignifiantes ou banales.
Bref, je suis complètement
conquise ! Je crois bien avoir enfin trouvé l’auteurE qui me corresponde
par son style et les sujets qu’elle aborde. Elle me parle.
Et puis me voilà réconciliée avec
le genre de la nouvelle.
J’espère vraiment que les
éditions Denoël continueront leur travail de réédition des œuvres d’Elsa
Triolet.
« Le temps de déjeuner, et l’eau s’était déjà retirée des rues. Sur les quais détrempés, des hommes enlevaient les galets que la mer avait laissés jusque devant les grands hôtels et les belles villas. Le soleil n’avait rien d’apaisant. La mer grondait et montrait ses dents blanches. La Promenade était presque vide à cause du temps et de l’heure. Soudain, je vois la mer qui se creuse, des vagues se cabrent comme des chevaux, queues et crinières blanches au vent, elles sautent par-dessus le parapet ! Je suis restée longtemps à regarder faire les vagues. Les balayeurs ont presque fini d’enlever les galets, remettent en place les fauteuils blancs renversés, trempés. Je suis bien dans mon manteau, je n’ai pas froid. »
Walter Crane - Les chevaux de Neptune - 1893 |
« Il y eut des nuits d’orage. Ça commençait vers le soir par un grand vent. Les sorcières du pays arrivent sur leurs manches à balai, et mènent la danse au-dessus du plateau, avec une rapidité et un bruit d’hélices. Puis on voit dans le ciel une étincelle de court-circuit et c’est la catastrophe : le ciel a reçu le choc, se fend comme une tasse de porcelaine fine et s’écroule dans un énorme bruit de casse. Longtemps après on entend rouler les morceaux… »
« Je suis rentrée à l’aube. Dans les collines le vent vient me souffler au visage tous les parfums de la nuit. Il ne fait pas encore assez jour pour voir, mais je sais que les pierres qui roulent sous mes pieds et me fuient, sont rondes et jaune clair, si semblables aux pommes de terre qu’il faut les voir rouler et se rendre compte de leur poids pour croire que ce ne sont pas de vraies pommes de terre. On pense beaucoup aux pommes de terre de nos jours, à quoi voulez-vous qu’on pense ? A la dignité de l’homme, comme on disait dans le temps ? »
Un grand merci à Célia et aux éditions Denoël !
Mille regrets - Elsa Triolet
Editions Denoël - Collection Empreinte
289 pages
Paru le : 19/02/2015
Prix : 16,50 euros
bonjour émilie
RépondreSupprimerElsa Triolet çà j'ai lu ....et j'ai été touchée , et je le suis encore plus que toi tu sois touchée à ton tour , ce livre je ne l'ai plus impossible de mettre le ma in dessus et celui que tu montres je l'ai vu au secours catho ,je ne l'ai pas pris grrrrr!!! bon sang ta chronique m'a vraiment touchée tu dis ce que j'aurais aimé dire ... bonne semaine merci
Bonjour Elo ! Merci pour ton commentaire ! Peut-être que tu peux encore trouver le livre d'occasion aux éditions Folio ?
SupprimerBon week-end !
C'est celui que j'ai demandé! Ton billet fait grimper mon niveau d'impatience!!! :)
RépondreSupprimerJe te souhaite une très bonne lecture alors ! J'espère que tu vas l'aimer autant que moi ! N'hésite pas à repasser par ici pour me tenir au courant ;)
SupprimerJ'avais très envie de retrouver cette auteure moi aussi. Je le.lis bientôt. Et grâce à ton billet, avec beaucoup d'impatience
RépondreSupprimerTu avais déjà lu quel titre d'elle ?
SupprimerJe te souhaite une excellente lecture ! :)
J'ai lu rose à crédit de cet auteur qui donne une vision de la société de consommation ! Je note ces nouvelles que je ne connaissais pas.
RépondreSupprimerEt je note "Rose à crédit ", merci maggie ! ( j'espère que ça se passe bien pour ton concours, bises ! )
SupprimerJe connaissais l'auteure de nom mais jamais rien lu d'elle. Lacune à combler !
RépondreSupprimerTu ne le regretteras pas, elle est exceptionnelle !
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