J’étais fâchée avec Victor Hugo. D’abord, parce que, comme
les lycéens de l’an passé, je me suis prise une très mauvaise note au bac de
français sur un de ses textes ( alors que je pensais avoir bien réussi ). Je
sais … ce n’est pas la faute de ce cher Victor mais voilà, le lycéen est
rancunier.
Ensuite, parce que quand j’ai voulu lui pardonner, je me
suis frottée aux Contemplations et me suis rendue compte que je n’avais
pas les outils pour apprécier pleinement ce recueil. Certains de ses poèmes
sont très personnels ou bien très inspirés de la situation politique de
l’époque et lorsqu’on ne maîtrise pas tout ça, on se sent exclu, des allusions
nous échappent et j’avais donc l’impression que Victor Hugo me claquait la
porte au nez.
J’ai alors essayé de lire Les Travailleurs de la mer
mais j’ai fait l’erreur de commencer par L’Archipel de la Manche, sorte
de chapitre préliminaire au roman présentant le cadre géographique du
roman : les îles anglo-normandes, leur population, leur géographie, leur
faune et flore, leurs us et coutumes. Je ne m’attendais pas à un tel déballage
de connaissances avec un côté catalogue et des allures d’étude botanique et
sociologique. Résultat : j’ai abandonné.
Et voilà que
Claudialucia lance une lecture commune. Et
comme je suis du genre têtue, je me suis inscrite. Cette fois, je n’ai pas
commis la même erreur et j’ai commencé directement ma lecture par le roman me
réservant le chapitre tant redouté pour la fin. Et j’ai ainsi enfin pu
découvrir non seulement l’auteur mais également un grand roman dont je suis
ressortie épuisée et bouleversée mais enchantée.
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Maison de Victor Hugo à Guernesey |
C’est en 1856 que l’idée d’écrire Les travailleurs de la
mer fait jour dans l’esprit de Victor Hugo. Il travaillera pendant 8 ans à
ce projet avant d’en entamer la rédaction en 1864. Il s’agit de son premier
roman écrit alors qu’il est en exil à Guernesey.
La première publication du roman intervient 2 ans plus tard
en 1866 sans L’Archipel de la Manche auquel Victor Hugo travaille
encore. De plus, son éditeur a refusé de l’inclure dans l’édition des
Travailleurs de la mer craignant que ce chapitre ne parasite le reste du roman
promis à un certain succès. Ce chapitre ne sera incorporé à l’ensemble qu’en
1883.
« Je dédie ce livre au rocher d’hospitalité et de
liberté, à ce coin de vieille terre normande où vit le noble petit peuple de la
mer, à l’île de Guernesey, sévère et douce, mon asile actuel, mon tombeau
probable. »

A Saint-Sampson, mess Lethierry, riche notable de l’île,
révolutionne la vie locale en faisant construire et mettre en service le
premier navire à vapeur de l’île. Lorsque ce dernier vient à faire naufrage sur
le terrible écueil des Douvres redouté de tous les marins de la région, la
catastrophe signe la ruine et la déchéance sociale du pauvre homme. La seule
solution qui pourrait l’aider à repartir du bon pied serait d’extraire de
l’épave la machinerie, technologie alors unique en son genre. Un seul homme est
capable de cette prouesse : Gilliatt, jeune homme marginal et mis à
l’écart de la population à cause de ses origines incertaines, de ses aptitudes
étonnantes dans divers domaines et de son goût pour la lecture. Gilliatt est
tout à la fois un marin remarquable et reconnu, il est capable de faire
fructifier un lopin de terre sur lequel rien n’est censé pousser, et pourrait
exercer plusieurs professions : forgeron, mécanicien etc…
Mess Lethierry promettant la main de sa nièce Déruchette à
celui qui sauvera sa machine, Gilliatt, très épris de la jeune fille, relève le
défi et s’engage alors dans une lutte féroce contre les éléments et la nature
afin d’obtenir la main de celle qu’il aime.
Pardonnez-moi ô divinité de la lecture parce que j’ai péché.
Oui je vous l’avoue, j’ai fauté. J’ai honte mais honte ! Alors pour
soulager ma conscience, je me dois de me confesser. Alors je vous le dis, je
vous l’avoue, ce terrible secret qui me ronge, je sors du placard, je fais mon
coming-out littéraire, je vous le dis : j’ai sauté des lignes. Que celui qui n’a
jamais péché me lance la première pierre.

Ce que je reprochais à Victor Hugo, j’ai à le lui reprocher
cette fois-ci encore. D’après les notes de bas de page, j’ai bien compris que
Victor Hugo s’inspirait amplement de sa vie, des événements politiques,
socio-économiques de son époque pour construire son récit. Toutes ces allusions
sont gênantes car je ne les repère pas toutes ( malgré les notes) et surtout je
ne les comprends pas toujours. A la suite de cette lecture, j’ai donc pris la
décision de lire une biographie complète de l’écrivain ( si vous en avez à me
conseiller, je suis preneuse ) et de lire des ouvrages d’histoire du XIXème
siècle. J’ai bien conscience que ce ne sera pas suffisant car j’ai été
stupéfaite de l’ampleur des connaissances d’Hugo. Ce qui me fait dire que c’est
un auteur encyclopédique. Tous les domaines, tous les continents, il
s’intéresse à tout, se documente sur tout et nous en fait part mais d’une
manière pas très pédagogique. Dans Les Travailleurs de la mer, à
l’occasion du travail de Gilliatt sur la Durande ( le navire-vapeur de mess
Lethierry), il ne nous épargne nullement tout le vocabulaire technique lié au
monde naval. Les descriptions des interventions de Gilliatt me sont restées
complètement hermétiques ( et c’est là que j’ai fini par sauter des lignes).
Il
nous régale également de deux pages entièrement consacrées à énumérer les
différents types de vents soufflant sur tout le globe ( je vous en retoucherai
un mot plus loin). De nombreux termes sont aussi obscurs car renvoyant à des
objets qui ne sont plus courants de nos jours, d’autres se rattachent au milieu
naturel de l’île de Guernesey ( et c’est là que je réalise que la lecture
préalable de L’archipel de la Manche m’aurait été finalement très utile
).
J’ai donc découvert un auteur extrêmement précis et
rigoureux ( à l’excès même) et on comprend aisément pourquoi il lui a fallu 8
ans de préparation. J’imagine tout le travail de documentation et de recherche
qu’il lui a fallu. Je reste admirative devant autant de minutie et de souci de
l’exactitude. C’est donc tout ce côté du roman qui m’a rendu ma lecture pénible
par moment. J’ai souffert mais ça en valait amplement la peine :
J’ai dit que j’étais admirative du travail de recherche
effectué par Victor Hugo mais que dire alors de son travail de construction du
récit à l’instar d’une tragédie théâtrale ( on trouve d'ailleurs de nombreuses références à Shakespeare) ! Prodigieux, grandiose,
incroyable, je suis ébahie ! Tout est scrupuleusement pensé,
réfléchi : l’agencement des chapitres, la progression de l’intrigue, la
présentation des personnages et des décors. Et Hugo annonce les événements de
façon tellement subtile ! Les personnages sont fouillés et on sent bien
que Victor Hugo met un peu de lui dans chacun d’eux. Par exemple, la détresse
de mess Lethierry à l’annonce du naufrage est directement inspirée par le
chagrin d’Hugo lié à la perte de sa fille et à son exil forcé. Sa propre
expérience lui confère une puissance d’évocation capable de nous livrer des
pages émouvantes et touchantes sans pathos aucun. Car Victor Hugo a l’art et la
manière de s’exprimer, tout en poésie et en harmonie.

Et on le remarque d’autant plus à la lecture des
descriptions envoûtantes des paysages anglo-normands et surtout de la mer, de
l’écueil des Douvres, de la tempête et des forces naturelles déchaînées. Le
sublime épisode de la tempête que Gilliatt doit affronter illustre parfaitement
ce fait. Victor Hugo l’a construit à l’image d’une bataille. L’écueil des
Douvres représente alors le château assiégé, Gilliatt en est le chevalier
chargé de le défendre face aux forces adverses en présence que l’auteur nous
énumère comme un passage en revue des troupes : les fameuses deux pages
consacrées aux vents.
« Aucun flamboiement électrique n’accompagna le coup. Ce
fut comme un tonnerre noir. Le silence se refit. Il y eut une sorte
d’intervalle comme lorsqu’on prend position. Puis, apparurent, l’un après
l’autre et lentement, de grands éclairs informes. Ces éclairs étaient muets.
Pas de grondement. A chaque éclair tout s’illuminait. Le mur de nuages était
maintenant un autre. Il y avait des voûtes et des arches. On y distinguait des
silhouettes. Des têtes monstrueuses s’ébauchaient ; des cous semblaient se
tendre ; des éléphants portant leurs tours, entrevus, s’évanouissaient.
Une colonne de brume, droite, ronde et noire, surmontée d’une vapeur blanche,
simulait la cheminée d’un steamer colossal englouti, chauffant sous la vague et
fumant. Des nappes de nuées ondulaient. On croyait voir des plis de drapeaux.
Au centre, sous des épaisseurs vermeilles, s’enfonçait, immobile, un noyau de
brouillard dense, inerte, impénétrable aux étincelles électriques, sorte de
fœtus hideux dans le ventre de la tempête. »
Cet épisode est central dans le récit et ses
interprétations nombreuses. Il est à la fois la
démonstration de la supériorité
de l’intelligence humaine sur la nature que l’homme parvient à dominer et le
symbole du second empire né du naufrage ( de la Durande) que fut le coup d’état
de Napoléon III sonnant ainsi le glas de la deuxième république. Une deuxième
république représentée par la période de service de la Durande et donc de prospérité
de mess Lethierry.
Métaphore politique mais aussi socio-économique. La Durande
est le symbole de la révolution industrielle difficilement vécue par la
population. Le progrès technique et la nouveauté effraient et les réactions des
guernesiais à la mise en circulation de cette étrange navire à vapeur en est
emblématique. Il est d’ailleurs surnommé le Devil-Boat. Les locaux
verront alors leurs croyances funestes se réaliser lorsque le naufrage
surviendra.
Ode à la nature, ode au progrès technique, ode à
l’intelligence humaine, mais aussi ode au travail. Le XIXème siècle est aussi
celui des travailleurs ( en 1864 est fondée la Première Internationale) dont
Gilliatt est ici le représentant. Il est le travailleur dans toute sa
dextérité, son endurance, son ingéniosité. Lors de son exil sur l’écueil des
Douvres , il travaille sans relâche à la libération de la machine de son
cercueil d’acier, sans jamais perdre espoir, sans ressentir la fatigue. Il est
le Hercule de la mythologie gréco-romaine par opposition aux oisifs, souvent
les nobles et les clercs, que la Révolution a renversés. Le travail est devenu
une valeur respectée et glorifiée.

Ce roman est clairement celui de Gilliatt, héros romantique
par excellence, doté de toutes les qualités, abnégation, sens du sacrifice et
du devoir accompli, honnêteté, intégrité. Il écrase de sa stature les autres
personnages qui semblent tous bien mesquins à côté de lui. Il est de ses
personnages qui marquent une vie de lecteur. Jamais je n’ai autant admiré un
personnage. J’en veux beaucoup à Victor Hugo de l’avoir autant éprouvé. Son
histoire relie toutes les autres, il est celui qui donne un sens à tout, celui
de qui jaillit la lumière, il est le sauveur.
Les Travailleurs de la mer est un immense roman, qui
m’a donné du fil à retordre certes mais je ne le regrette nullement. Roman
d’aventure mais aussi roman d’amour, il est une lecture exigeante mais
bouleversante. J'ai parfois souffert à l'image de Gilliatt dans la tourmente. Je comprends à présent ce qui fait la réputation de Victor Hugo.
Je remercie infiniment
Claudialucia pour cette lecture commune qui aura été
pour moi l’occasion de me réconcilier avec cet immense auteur vers lequel je
retournerai assurément.
« Les Douvres au-dessus de sa tête étaient éclairées
ainsi que par la réverbération d’une grande braise blanche. Il y avait sur
toute la façade noire de l’écueil comme le reflet d’un feu.
D’où venait ce feu ?
De l’eau.
La mer était extraordinaire.
Il semblait que l’eau fût incendiée. Aussi loin que le
regard pouvait s’étendre, dans l’écueil et hors de l’écueil, toute la mer
flamboyait. Ce flamboiement n’était pas rouge ; il n’avait rien de la
grande flamme vivante des cratères et des fournaises. Aucun pétillement, aucune
ardeur, aucune pourpre, aucun bruit. Des traînées bleuâtres imitaient sur la
vague des plis de suaire. Une large lueur blême frissonnait sur l’eau. Ce
n’était pas l’incendie ; c’en était le spectre.
C’était quelque chose comme l’embrasement livide d’un dedans
de sépulcre par une flamme de rêve.
Qu’on se figure des ténèbres allumées.
La nuit, la vaste nuit trouble et diffuse, semblait être le
combustible de ce feu glacé. C’était on ne sait quelle clarté faite
d’aveuglement. L’ombre entrait comme élément dans cette lumière fantôme.
[…]
A cette lumière, les choses perdent leur réalité. Une
pénétration spectrale les fait comme transparentes. Les roches ne sont plus que
des linéaments. Les câbles des ancres paraissent des barres de fer chauffées à
blanc. Les filets des pêcheurs semblent sous l’eau du feu tricoté. Une moitié
de l’aviron est d’ébène, l’autre moitié, sous la lame, est d’argent. En
retombant de la rame dans le flot, les gouttes d’eau étoilent la mer. Toute
barque traîne derrière elle une comète. Les matelots mouillés et lumineux
semblent des hommes qui brûlent. On plonge sa main dans le flot, on la retire
gantée de flamme ; cette flamme est morte, on ne la sent point. Votre bras
est un tison allumé. Vous voyez les formes qui sont dans la mer rouler sous les
vagues à vau-le-feu. L’écume étincelle. Les poissons sont des langues de feu et
des tronçons d’éclair serpentant dans une profondeur pâle. »
 |
La neuvième vague - Ivan Aïvazovski (1850) |